Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6470

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 397-398).

6470. — À M.  DAMILAVILLE.
25 auguste.

Tout ce que je puis vous dire aujourd’hui par une voie sûre, mon cher frère, c’est que tout est prêt pour l’établissement de la manufacture[1]. Plus d’un prince en disputerait l’honneur ; et, des bords du Rhin jusqu’à ceux de l’Oby, Platon trouverait sûreté, encouragement et honneur. Il est inexcusable de vivre sous le glaive, quand il peut faire triompher librement la vérité. Je ne conçois pas ceux qui veulent ramper sous le fanatisme dans un coin de Paris, tandis qu’ils pourraient écraser ce monstre. Quoi ! ne pourriez-vous pas me fournir seulement deux disciples zélés ? Il n’y aura donc que les énergumènes qui en trouveront ! Je ne demanderais que trois ou quatre années de santé et de vie ; ma peur est de mourir avant d’avoir rendu service.

Vous apprendrez peut-être avec plaisir le jugement qu’a rendu le roi de Prusse contre le chevalier de La Barre et ses camarades[2]. Il les condamne, en cas qu’ils aient mutilé une figure de bois, à en donner une autre à leurs frais ; s’ils ont passé devant des capucins sans ôter leur chapeau, ils iront demander pardon aux capucins, chapeau bas ; s’ils ont chanté des chansons gaillardes, ils chanteront des antiennes à haute et intelligible voix ; s’ils ont lu quelques mauvais livres, ils liront deux pages de la Somme de saint Thomas. Voilà un arrêt qui paraît tout à fait juste. On donne de tous côtés aux Welches des leçons dont ils ne profitent guère. Je suis aussi indigné que le premier jour. Je n’arai de consolation que quand vous m’enverrez le factum du brave Élie.

Voici un petit mot de lettre pour M.  d’Alembert ; il m’ouvre son cœur, et M.  Diderot me ferme le sien. Il est triste qu’il néglige ceux qui ne voulaient que le servir, et je vous avoue que son procédé n’est pas honnête. Je vois que les philosophes seront toujours de malheureux êtres isolés qu’on dévorera les uns après les autres, sans qu’ils s’unissent pour se secourir. Sauve qui peut ! sera la devise de ce commun naufrage. Les persécuteurs finiront par avoir raison, et la plus pure portion du genre humain sera à la fois sous le couteau et dans le mépris.

Je vous prie, mon cher frère, de demander à Élie[3] s’il est vrai que ce bœuf de Pasquier mugisse encore contre moi, et s’il est assez insolent pour croire qu’il peut m’embarrasser. Je veux surtout avoir l’ancien mémoire pour M.  de La Bourdonnais : cinq ou six procès dans ce goût pourront faire un volume honnête qui instruira la postérité, et du moins les assassins en robe pourront devenir l’exécration du genre humain.

Adieu, mon cher frère ; écrivez-moi de toute façon, sans vous compromettre, afin que je puisse savoir tout ce que vous pensez. Je vous embrasse mille fois. Écr. l’inf…, écr. l’inf…, écr. l’inf…

  1. La colonie de philosophes, à Clèves.
  2. Lettre du 7 auguste, n° 6450.
  3. Élie de Beaumont.