Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6393


6393. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Saint-Pétersbourg, 29 juin (9 juillet) 1766.

Monsieur, la lueur de l’étoile du Nord n’est qu’une aurore boréale ; ses bienfaits répandus à quelques centaines de lieues, dont il vous plaît de faire mention, ne m’appartiennent pas : les Calas doivent ce qu’ils ont reçu à leurs amis ; M. Diderot, la vente de sa bibliothèque aux siens, tout comme les Calas et les Sirven vous doivent tout. Ce n’est rien que de donner un peu à son prochain de ce dont on a un grand superflu ; mais c’est s’immortaliser que d’être l’avocat du genre humain, le défenseur de l’innocence opprimée. Ces deux causes vous attirent la vénération due à de tels miracles. Vous y avez combattu les ennemis réunis des hommes : la superstition, le fanatisme, l’ignorance, la chicane, les mauvais juges, et la partie du pouvoir qui repose entre les mains des uns et des autres. Il faut bien des vertus et des qualités pour surmonter ces obstacles. Vous avez montré que vous les possédez : vous avez vaincu.

Vous désirez, monsieur, un secours modique pour les Sirven : le puis-je refuser ? me louerez-vous de cette action ? y a-t-il de quoi ? En partant de là, je vous avoue que j’aimerais mieux qu’on ignorât ma lettre de change. Si cependant vous pensez que mon nom, tout peu harmonieux qu’il est, fera du bien à ces victimes de l’esprit de persécution, je m’en remets à votre prévoyance, et vous me nommerez, pourvu seulement que cela même ne leur nuise pas. J’ai mes raisons pour le croire.

La mésaventure avec l’évoque de Rostow a été traitée publiquement, et vous en pouvez communiquer, monsieur, le mémoire à votre gré, comme une pièce authentique que vous tenez d’une voie irrévocable.

J’ai lu avec beaucoup d’attention l’imprimé qui accompagnait votre lettre. Il est bien difficile de réduire les principes qu’il contient en pratique. Malheureusement le grand nombre y sera longtemps opposé. Il est cependant possible d’émousser la pointe des opinions qui mènent à la destruction des humains. Voici mot à mot ce que j’ai mis, entre autres, à ce sujet, dans une instruction pour un comité qui refondra nos lois[2] :

« Dans un grand empire qui étend sa domination sur autant de peuples divers qu’il y a de différentes croyances parmi les hommes, la faute la plus nuisible au repos et à la tranquillité de ses citoyens serait l’intolérance de leurs différentes religions. Il n’y a même qu’une sage tolérance également avouée de la religion orthodoxe et de la politique qui puisse ramener toutes ces brebis égarées à la vraie croyance. La persécution irrite les esprits ; la tolérance les adoucit et les rend moins obstinés, en étouffant ces disputes contraires au repos de l’État et à l’union des citoyens. »

Après cela suit un précis du livre de l’Esprit des lois, Sur la magie, etc.[3], qu’il serait trop long de rapporter ici, où il est dit tout ce qu’on peut dire pour préserver d’un côté les citoyens des maux que peuvent produire de pareilles accusations, sans cependant troubler, de l’autre, la tranquillité des croyances, ni scandaliser les consciences des croyants. J’ai cru que c’était l’unique voie praticable d’introduire les cris de la raison que de les poser sur le fondement de la tranquillité publique, dont chaque individu sent continuellement le besoin et l’utilité.

Le petit comte Schouvalow, de retour dans sa patrie, m’a fait le récit de l’intérêt que vous lui avez témoigné prendre à tout ce qui me regarde. Je finis par vous en marquer ma gratitude.


Catherine.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances pour servir à l’histoire de l’empire de Russie, tome X, page 93.
  2. Instruction donnée par Catherine II à la commission établie pour travailler à la rédaction d’un nouveau Code de lois, n° 493-495. La traduction que contient la lettre de Catherine est autre que celle qui se lit dans la traduction entière de l’Instruction, dont j’ai sous les yeux une édition de 1779. (B.)
  3. Livre XII.