Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6279

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 231-232).

6279. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 28 février 1766.

Vos lettres, et surtout la dernière, me font faire une réflexion. Vous croyez donc qu’il y a des vérités que vous ne connaissez pas, et qu’il est important de connaître ? Vous pensez donc qu’il ne suffit pas de savoir ce qui n’est pas, puisque vous cherchez à savoir ce qui est ? Vous pensez apparemment que cela est possible, pensez-vous que cela soit nécessaire ? Voilà ce que je vous supplie de me dire. Je me suis figuré jusqu’à présent que nos connaissances étaient bornées au pouvoir, aux facultés et à l’étendue de nos sens ; je sais que nos sens sont sujets à l’illusion, mais quel autre guide peut-on avoir ? Dites-moi très-clairement quel penchant ou quel motif vous entraîne aux recherches qui vous occupent ? Est-ce la simple curiosité, et comment ce seul sentiment peut-il vous garantir de tous les objets qui vous environnent ? Quelque puérils qu’ils soient par eux-mêmes, il est naturel que nous en soyons plus affectés que d’idées vagues qui sont pour nous le chaos, ou même le néant. Pour moi, monsieur, je l’avoue, je n’ai qu’une pensée fixe, qu’un sentiment, qu’un chagrin, qu’un malheur, c’est la douleur d’être née ; il n’y a point de rôle qu’on puisse jouer sur le théâtre du monde auquel je ne préférasse le néant, et, ce qui vous paraîtra bien inconséquent, c’est que quand j’aurais la dernière évidence d’y devoir rentrer, je n’en aurais pas moins d’horreur pour la mort. Expliquez-moi à moi-même, éclairez-moi, faites-moi part des vérités que vous découvrirez ; enseignez-moi le moyen de supporter la vie, ou d’en voir la fin sans répugnance. Vous avez toujours des idées claires et justes ; il n’y a que vous avec qui je voudrais raisonner ; mais, malgré l’opinion que j’ai de vos lumières, je serai fort trompée si vous pouvez satisfaire aux choses que je vous demande.

Votre petit imprimé m’a fait plaisir. J’admire votre gaieté ; vous n’en auriez pas tant si vous étiez dans ce pays-ci. On dit que Jean-Jacques ne fait pas un grand effet en Angleterre. On y est un peu plus occupé de l’affaire des colonies que de lui, de ses ouvrages, de sa servante, et de son habit d’Arménien.

Le président vous fait mille tendres compliments, et moi, monsieur, je vous dis, avec la plus grande vérité, que je vous aime tendrement.

  1. Correspondance complète, édition Lescure, 1865.