Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6250


6250. — À M.  LULLIN[1],
conseiller et secrétaire d’état de genève.
À Ferney, 30 janvier[2].

Monsieur, parmi les sottises dont ce monde est rempli, c’est une sottise fort indifférente au public qu’on ait dit que j’avais engagé le conseil de Genève à condamner les livres du sieur Jean-Jacques Rousseau et à décréter sa personne ; mais vous savez que c’est par cette calomnie qu’ont commencé vos divisions. Vous poursuivîtes le citoyen qui, étant abusé par un bruit ridicule, s’éleva le premier contre votre jugement, et qui écrivit que plusieurs conseillers avaient pris chez moi, et à ma sollicitation, le dessin de sévir contre le sieur Rousseau, et que c’était dans mon château qu’on avait dressé l’arrêt. Vous savez encore que les jugements portés contre le citoyen et contre le sieur Jean-Jacques Rousseau ont été les deux premiers objets des plaintes des représentants : c’est là l’origine de tout le mal.

Il est donc absolument nécessaire que je détruise cette calomnie. Je déclare au conseil et à tout Genève que s’il y a un seul magistrat, un seul homme dans votre ville à qui j’aie parlé ou fait parler contre le sieur Rousseau, avant ou après sa sentence, je consens d’être aussi infâme que les secrets auteurs de cette calomnie doivent l’être. J’ai demeuré onze ans près de votre ville, et je ne me suis jamais mêlé que de rendre service à quiconque a eu besoin de moi ; je ne suis jamais entré dans la moindre querelle ; ma mauvaise santé même, pour laquelle j’étais venu dans ce pays, ne m’a pas permis de coucher à Genève plus d’une seule fois.

On a poussé l’absurdité et l’imposture jusqu’à dire que j’avais prié un sénateur de Berne de faire chasser le sieur Jean-Jacques Rousseau de Suisse. Je vous envoie, monsieur, la lettre de ce sénateur. Je ne dois pas souffrir qu’on m’accuse d’une persécution. Je hais et méprise trop les persécuteurs pour m’abaisser à l’être. Je ne suis point ami de M.  Rousseau, je dis hautement ce que je pense sur le bien ou sur le mal de ses ouvrages ; mais si j’avais fait le plus petit tort à sa personne, si j’avais servi à opprimer un homme de lettres, je me croirais trop coupable.

  1. Michel Lullin de Châteauvieux, né en 1695, plusieurs fois premier syndic, mort en 1781.
  2. Cette lettre est, dans Beuchot, à la date du 5 juillet 1766. M.  Desnoiresterres (Voltaire et J.-J. Rousseau, page 357, note 1) affirme avoir constaté celle du 30 janvier sur l’autographe, qui est aux archives de Genève.