Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6231

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 179-180).

6231. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
13 janvier.

Cet ordinaire-ci, mes divins anges, sera consacré au vrai tripot, non celui de Genève, mais celui de la Comédie.

Nous avons lu Virginie à tous nos acteurs ; aucun n’a voulu y accepter un rôle. Je ne sais pas si la troupe de Paris est moins difficile que celle de Ferney ; mais on a trouvé l’intrigue froide, la pièce mal construite, sans aucun intérêt, sans vraisemblance, sans beauté ; on ne peut être plus mécontent.

Il se pourrait qu’après notre jugement rendu au pied du mont Jura, en Sibérie, la pièce réussît à Paris, puisque le Siège de Calais a réussi ; mais je me sens de l’amitié pour M. de Chabanon, et je ne peux lui déguiser mes sentiments. Je voudrais bien ne lui pas déplaire en lui disant la vérité, et je ne peux mieux m’y prendre qu’en la faisant passer par vos mains. Vous êtes fait pour rendre la vérité aimable, lors même qu’elle condamne son monde.

M. Hennin, qui est actuellement chez moi, trouve la pièce des Genevois bien plus ridicule. Il est étonné qu’on fasse tant de bruit pour si peu de chose. Il faudra pourtant absolument un médiateur pour juger le procès de la belette et du lapin, et pour apprendre à ces animaux-là à se supporter les uns les autres. Je tremble que vous ne vouliez pas venir ; mes anges n’aiment point à courir. Cependant il me semble qu’il ne serait pas mal que vous vissiez Mme de Groslée ; vous attendriez les beaux jours. Dans cet intervalle, M. Hennin vous enverrait le résultat des mesures qu’il aurait prises d’avance avec les députés de Berne et de Zurich : vous les dirigeriez ; vous vous en amuseriez avec M. le duc de Praslin ; vous pourriez même consulter vos avocats sur ce qui concerne la législature, si vous ne vouliez pas vous en rapporter à vous-même, et vous arriveriez pour signer à Genève ce que vous auriez arrêté à Paris dans votre cabinet. Les passions aveuglent les hommes, je l’avoue ; la mienne est de mourir comme le bon vieillard Siméon[1], après vous avoir vu. Pardonnez-moi donc, si je me tourne de tous les sens pour vous engager à faire un voyage qui fera le seul bonheur dont je suis susceptible. En un mot, je ne sais rien de plus à sa place, rien de plus raisonnable, de plus agréable, que ce que je vous propose, et je ne vois pas la plus petite raison de me refuser. Songez que vous n’aurez d’autre peine que celle d’aller et revenir pour jouer le plus beau rôle du monde, celui de pacificateur.

  1. Luc. chap. II, vers. 26.