Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6209

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 160-161).
6209. — À MADEMOISELLE CLAIRON.

Il est vrai, mademoiselle, que la belle Oldfield[1], la première comédienne d’Angleterre, jouit d’un beau mausolée dans l’église de Westminster, ainsi que les rois et les héros du pays, et même le grand Newton. Il est vrai aussi que Mlle  Lecouvreur, la première actrice de France en son temps, fut portée, dans un fiacre, au coin de la rue de Bourgogne, non encore pavée ; qu’elle y fut enterrée par un crocheteur, et qu’elle n’a point de mausolée. Il y a dans ce monde des exemples de tout. Les Anglais ont établi une fête annuelle en l’honneur du fameux comédien-poëte Shakespeare. Nous n’avons pas encore parmi nous la fête de Molière. Louis XIV, au comble de la grandeur, dansa avec les danseurs de l’Opéra devant tout Paris, en revenant de la fameuse campagne de 1672. Si l’archevèque de Paris en avait voulu faire autant, il n’aurait pas été si bien accueilli, quand même il eût été le premier homme de l’Europe pour le menuet.

L’Italie, au commencement de notre xvie siècle, vit renaître la tragédie et la comédie, grâce au goût du pape Léon X et au génie des prélats Bibiena, La Casa, Trissino[2]. Le cardinal de Richelieu fit bâtir la salle du Palais-Royal pour y jouer ses pièces et celles de ses cinq garçons poètes[3]. Deux évêques faisaient, par ses ordres, les honneurs de la salle, et présentaient des rafraîchissements aux dames dans les entr’actes.

Nous devons l’opéra au cardinal Mazarin ; mais voyez comme tout change : les cardinaux Dubois et Fleury, tous deux premiers ministres, ne nous ont pas valu seulement une farce de la Foire. Nous sommes devenus plus réguliers ; nos mœurs sont sans doute plus sévères. On a soupçonné les jansénistes d’avoir armé les bras de l’Église contre les spectacles, pour se donner le plaisir de tomber sur les jésuites, qui faisaient jouer des tragédies et des comédies par leurs écoliers, et qui mettaient ces exercices parmi les premiers devoirs d’une bonne éducation. On prétend même que les jésuites intimidés cessèrent leurs spectacles quelque temps avant que leur Société fût abolie en France.

Vous avez sans doute entendu dire, mademoiselle, aux grands savants qui viennent chez vous, que le contraire était arrivé chez les Grecs et chez les Romains nos maîtres. L’argent destiné pour les frais du théâtre d’Athènes était un argent sacré ; il n’était pas même permis d’y toucher dans les plus pressantes nécessités, et dans les plus grands dangers de la guerre.

On fit encore mieux dans l’ancienne Rome. Elle était désolée par la peste, vers l’an 390 de sa fondation ; il fallait apaiser les dieux par les cérémonies les plus saintes : que fit le sénat ? Il ordonna qu’on jouât la comédie, et la peste cessa[4]. Tout bon médecin n’en doit pas être surpris ; il sait qu’un plaisir honnête est fort bon pour la santé. Malheureusement nous ne ressemblons ni aux Grecs ni aux anciens Romains ; il est vrai qu’en France il y a beaucoup d’aimables Français, mais il y a aussi des Welches, et ceux-ci ne regarderaient pas la comédie comme un spécifique, s’ils étaient attaqués de la peste. Pour moi, mademoiselle, je voudrais passer ma vie à vous entendre, ou la peste m’étouffe. J’avoue que les contradictions qui divisent les esprits au sujet de votre art sont sans nombre ; mais vous savez que la société subsiste de contradictions ; il n’y en a point parmi ceux qui vivent avec vous ; ils se réunissent tous dans les sentiments d’estime et d’amitié qu’ils vous doivent.

  1. Voyez tome II, page 544 ; et tome IX, une des notes sur le poëme intitulé la Mort de Mlle  Lecouvreur.
  2. Trissino n’était pas prêtre.
  3. L’Estoile, Boisrobert, Colletet, Rotrou, P. Corneille.
  4. Voyez Tite-Live, livre VII, chapitre xi.