Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6157

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 112-113).

6157. — À M.  DAMILAVILLE.
19 novembre.

Mon cher frère, voici des guenilles[1] qui ne sont pas miraculeuses, mais dans lesquelles un honnête impie se moque prodigieusement des miracles. Le prophète Grimm en demande quelques exemplaires ; je vous en envoie cinq. Ce ne sont là que des troupes légères qui escarmouchent ; vous m’avez promis un corps d’armée considérable. J’attends ce livre de Fréret[2], qui doit être rempli de recherches savantes et curieuses ; envoyez-moi une bonne provision ; la victoire se déclare pour nous de tous côtés. Je vous assure que dans peu il n’y aura que la canaille sous les étendards de nos ennemis, et nous ne voulons de cette canaille ni pour partisans ni pour adversaires. Nous sommes un corps de braves chevaliers défenseurs de la vérité, qui n’admettons parmi nous que des gens bien élevés. Allons, brave Diderot, intrépide d’Alembert, joignez-vous à mon cher Damilaville, courez sus aux fanatiques et aux fripons ; plaignez Blaise Pascal, méprisez Houteville et Abbadie autant que s’ils étaient Pères de l’Église ; détruisez les plates déclamations, les misérables sophismes, les faussetés historiques, les contradictions, les absurdités sans nombre ; empêchez que les gens de bon sens ne soient les esclaves de ceux qui n’en ont point : la génération naissante vous devra sa raison et sa liberté.

Je vous ai toujours dit que M. le duc de Choiseul a une âme noble et sensible ; c’est un grand malheur qu’il soit mécontent de Protagoras.

Est-il possible qu’un homme d’un esprit si supérieur que Saurin fasse toujours des pièces qui ne réussissent guère[3] ? à quoi tient donc le succès ? Des gens médiocres font des pièces qu’on joue pendant vingt ans ; on représente encore la Didon[4] de Pompignan. Grâce au ciel, je n’ai point fait le Siège de Paris ; il y a pourtant là un certain évéque Goslin qui faisait une belle figure ; il n’exigeait point de billets de confession, mais il se battait comme un diable sur la brèche, et tuait des Normands tant qu’il pouvait. Si jamais on met des évêques sur le théâtre, comme je l’espère, je retiens place pour celui-là.

N’oubliez pas de presser Briasson de tenir sa promesse[5]. Je peux mourir cet hiver, et je ne veux point mourir sans avoir eu entre mes mains tout le Dictionnaire encyclopédique. Je commencerai par lire l’article Vingtième.

Nous vous embrassons tous[6].

  1. Lettres ou Questions sur les miracles ; voyez tome XV, page 357.
  2. La Lettre de Thrasybule à Leucippe ; voyez page 89.
  3. On avait joué, le 6 novembre 1765, l’Orpheline léguée, comédie en trois actes et en vers libres, de Saurin.
  4. Cette tragédie avait été jouée, pour la première fois, en 1734.
  5. De lui envoyer les volumes VIII et suivants de l’Encyclopédie.
  6. Une lettre de J. Benjamin de La Borde, premier valet de chambre de Louis XV, à Voltaire, est signalée dans un catalogue d’autographes à la date du