Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6141

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 92-93).

6141. — DE MADAME LA MAROUTSE DU DEFFANT[1].
Paris, samedi 26 octobre 1765.

M. de Florian a pris la peine de m’apporter lui-même le paquet dont vous l’aviez chargé. Je ne puis exprimer le plaisir que j’ai eu ; mais, comme il est écrit que je ne saurais avoir de joie parfaite, il se trouve qu’il manque à la lettre sur Mlle de Lenclos depuis la page 12 jusqu’à la page 61 inclusivement. Voyez quel malheur ! Si vous ne réparez pas cet accident, je serai au désespoir. J’ai fait cent mille questions à M. de Florian, mais j’en ai beaucoup encore à lui faire ; j’ai obtenu de lui et de madame votre nièce qu’ils souperont jeudi chez moi ; j’ai déjà l’honneur de connaître un peu Mme de Florian ; j’entrerai dans les plus grands détails avec elle ; je veux savoir tout ce que vous faites ; c’est être en quelque sorte avec ses amis que de les pouvoir suivre en idée. Je ne sors point d’étonnement de tout ce que je sais de vous ; vous renversez toutes mes opinions sur la philosophie. J’avais cru, jusqu’à présent, qu’elle consistait à détruire toutes les passions ; vous me faites penser aujourd’hui qu’il faut les avoir toutes, et qu’il ne s’agit que de bien choisir leurs objets. Vous êtes un être bien singulier, et tel qu’il n’y en a jamais eu de semblable. Je me rappelle le temps de notre première connaissance, dont il y a en vérité près de cinquante ans. Tout ce que vous avez fait, tout ce que vous avez vu, tout ce qui vous est arrivé, ferait une vie assez remplie pour deux ou trois cents hommes.

Vous me priez de ne point attaquer votre livrée ; je serais bien fâchée de n’avoir rien à démêler avec elle ; elle a tous les attributs de celle des grands seigneurs ; elle me fait souvent souvenir d’une chanson que Mme la duchesse du Maine avait faite sur un intendant de M. le duc du Maine, qui dans ses audiences affectait toutes les manières de son maître. Cette chanson finissait ainsi :


Chacun dit, connaissant Brian,
ChaLa faridondaine, etc.
Voilà Monseigneur travesti,
ChaBiribi, etc.


J’étais bien persuadée que vous seriez content du chevalier Mac-Donald. Il m’écrit qu’il est émerveillé de vous. Vous ne me dites rien de M. Craufurd[2] ; est-ce que vous ne lui trouvez pas bien de l’esprit ? Il a une santé déplorable et qui m’inquiète ; je l’aime beaucoup, et c’est un de vos plus grands admirateurs. J’ai été fort aise de ce que vous m’avez écrit sur le président ; il y a été extrêmement sensible. Sa santé est très-bonne ; il voit pour moi, j’entends pour lui, et nous traînons notre misérable vieillesse, tandis que la vôtre paraît vous soutenir.

Adieu, monsieur : envoyez-moi ce qui me manque sur la lettre de Mlle de Lenclos. Soyez persuadé que je ne laisserai prendre aucune copie de vos lettres, mon secrétaire est de la plus exacte fidélité. Écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez. Je voudrais devoir vos soins à votre amitié ; que je les doive du moins à vos vertus.

  1. Correspondance complète, édition Lescure, 1865.
  2. Ce nom est écrit tour à tour Crawfort, Crawford, et Craufurd.