Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6129

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 79-80).

6129. — DE M.  D’ALEMBERT.
Ce 7 octobre.

Vous avez donc cru, mon cher maître, ainsi que frère Damilaville, que j’avais enfin ma pension ; détrompez-vous : il est vrai que l’Académie a fait en ma faveur une seconde démarche encore plus authentique et plus marquée, puisqu’elle ne l’a faite que d’après une lettre du ministre qui lui demandait une seconde fois son avis sur ce sujet, imaginant apparemment qu’elle serait assez absurde pour en changer. Elle a répondu comme Cinna :


Le même que j’avais et que j’aurai toujours ;

(Acte II, scène ii.)


et, depuis le 14 d’auguste qu’elle a fait cette réponse, le ministre n’a encore rien dit. Il est vrai qu’il a eu le poing coupé[1], et c’est une raison ; mais il s’est passé trois semaines et davantage entre la lettre de l’Académie et la coupure de son poing. Ce poing d’ailleurs n’est que le poing gauche, et on dit qu’il recommence à signer du droit. Nous verrons s’il en fera usage à ma satisfaction. Quoi qu’il en soit, je viens d’envoyer au Journal encyclopédique une petite lettre[2] fort simple à ce sujet, où je dis simplement les faits sans me plaindre de personne.

En vérité, si vous ne m’assuriez ce que vous m’apprenez de Rousseau, j’aurais peine à le croire. Quoi ! il a promis d’écrire contre Helvétius pour être admis à sa communion huguenote ! En vérité cela est incroyable. C’est bien le cas de dire comme Pourceaugnac : « Voilà bien des raisonnements pour manger un morceau[3]. »

J’imagine que vous avez encore frère Damilaville, et je vous en fais mon compliment à l’un et à l’autre. Ma santé serait passable si je dormais mieux ; il faut espérer que cela reviendra. Je suis actuellement dans les embarras et les dépenses d’un emménagement qui me donne beaucoup d’ennui et d’impatience ; c’est ce qui fait que je ne vous dis que deux mots.

Adélaïde a eu beaucoup de succès, et continue à en avoir. Vous avez très-bien fait de redonner la pièce sous son ancien nom. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse mille fois.

  1. M. de Saint-Florentin, depuis duc de La Vrillière, avait eu le poignet emporté d’un coup de fusil à la chasse.
  2. La lettre de d’Alembert aux auteurs du Journal encyclopédique est datée du 28 septembre, et a été insérée à la page 130 du cahier du 1er octobre.
  3. Dans Monsieur de Pourceaugnac, acte I, scène ii, on lit : « Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau ? »