Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6098

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 53-54).

6098. — À M.  THIERIOT.
30 auguste.

Mon ancien ami, le séjour de Mlle  Clairon et ma santé, qui empire tous les jours, ne m’ont pas permis de vous écrire. Je goûte une vraie satisfaction d’avoir M. Damilaville dans mon ermitage. C’est un vrai philosophe ; cela ne ressemble pas à Rousseau, qui ne sait pas même prendre le masque de la philosophie. Savez-vous que, pour être admis à sa communion hérétique dans le village où il aboie, il avait promis et signé de sa main qu’il écrirait contre l’ouvrage abominable d’Helvetius[1] ?

Ce sont ses propres termes ; et M. de Montmolin, son curé, avec lequel il s’est brouillé, et contre lequel il a écrit, a fait imprimer[2] cette belle promesse. Le chien qui accompagnait Diogène aurait eu honte d’une pareille infamie.

On écrit beaucoup à Genève pour et contre les miracles, et il y a eu des gens assez sots pour croire que je me mêlais de cette petite guerre théologique. J’en étais bien loin, je ne me mêlais que des miracles de Mlle  Clairon. Elle m’a étonné dans Aménaïde et dans Électre, qu’elle a jouées sur mon petit théâtre. Ce n’est point moi qui suis l’auteur de ces deux rôles, c’est elle seule. Je crois que le public de Paris ne la reverra plus, mais sûrement il la regrettera ; la porte sera légère pour vous, qui n’allez presque jamais au spectacle.

Nous marions donc tous deux des filles ; mais vous avez un grand avantage sur moi, vous mariez celle que vous avez faite. Vous avez goûté le plaisir d’être père, et moi j’ai été inutile au monde ; ce n’est pas ma faute. Je me console autant que je puis par le plaisir insipide de bàtir et de planter. La mémoire de Mme  de Tencin m’est chère, puisqu’elle a mis au monde d’Alembert ; il a été sur le point d’en sortir : les jansénistes en auraient été bien aises, mais tous les honnêtes gens auraient été bien affligés.

Vivez, mon cher ami, et portez-vous mieux que moi,

  1. Ces mots ne se trouvent ni dans la lettre de Rousseau à Montmolin du 24 août 1762, ni dans sa déclaration du 10 mars 1765. Mais, dans une lettre du 25 septembre 1762, le pasteur Montmolin rapporte que Rousseau lui a dit qu’un des objets qu’il avait eus en vue dans son Émile était « de s’élever non pas précisément directement, mais pourtant assez clairement, contre l’ouvrage infernal de l’Esprit, qui, suivant le principe détestable de son auteur, prétend que sentir et juger sont une seule et même chose, ce qui est évidemment établir le matérialisme ». Rousseau, comme on voit, ne promettait pas d’écrire ; il donnait l’explication de ce qu’il avait écrit. Ces explications avaient été verbales et non signées. Voltaire rapporte plus fidèlement qu’ici ce passage dans sa lettre à d’Alembert, du 16 octobre (n° 6137), mais toujours en le donnant comme signé par J.-J. Rousseau. Il est juste de rappeler que lors de la condamnation du livre de l’Esprit, Rousseau renonça au projet qu’il avait alors de réfuter cet ouvrage. (B.)
  2. La lettre de Montmolin est imprimée dans plusieurs collections, et entre autres dans le Recueil de Lettres de M. J.-J. Rousseau, et autres pièces relatives à sa persécution et à sa défense, le tout transcrit d’après les originaux ; Londres, 1766, in-12.