Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6047

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 6-7).

6047. — À M. DAMILAVILLE.
À Genève, 22 juin.

J’ai reçu, mon cher ami, votre lettre pour le docteur Tronchin. Les autres ont été reçues en leur temps. M. Tronchin vous assure de son amitié et de son zèle ; il dit que vous devez continuer le régime qu’il vous a prescrit. Pour moi, mon principal régime est la patience, et la résignation aux ordres immuables de la nature. J’ai assez vécu pour savoir qu’il y a bien peu de choses à regretter. S’il est possible que le soin que vous devez à votre santé vous conduise à Genève, et que j’aie le plaisir de vous embrasser et de vous ouvrir mon cœur, je croirai la fin de ma vie très-heureuse. Je n’ai rien de nouveau touchant l’ordonnance du parlement de Toulouse. Il est à croire que les Sirven seront réduits à envoyer à M. de Beaumont une protestation contre le refus de délivrer cette ordonnance et les autres pièces nécessaires. J’ai toujours même pensé que ce refus serait favorable à la cause des Sirven, et servirait à leur faire obtenir plus aisément une attribution de juges, puisqu’il constaterait la mauvaise volonté et l’injustice des tribunaux, dont cette famille a tant raison de se plaindre.

Je vous supplie d’embrasser tendrement pour moi l’homme supérieur à qui le public rend justice[1], et à qui ceux qui disposent de ce qui lui est dû l’ont rendue si peu. Je m’intéresse à lui, non-seulement comme à un homme qui fait honneur à la nation, mais comme à un homme que j’aime de tout mon cœur. Je suis persuadé qu’il n’attendra que peu de temps ; et puisque la place n’est point donnée à d’autres, c’est une preuve qu’il l’aura, ou je suis bien trompé : on connaît trop ce qu’il vaut, et les sacrifices généreux qu’il a faits.

Il est sûr que feu l’abbé Bazin a donné des ouvrages de métaphysique ; j’en ai vu des lambeaux cités, et je me flatte que Briasson, qui m’a déterré des livres assez rares, me trouvera encore celui-là. Pour son Œuvre posthume[2], qui paraît depuis quelque temps en Hollande, je ne crois pas qu’il y ait à présent un homme assez dépourvu de sens pour m’attribuer cet ouvrage, qui ne peut avoir été fait que par un rabbin ou par un bénédictin, et qui ne peut être lu que par le petit nombre d’hommes de cabinet qui aiment ces recherches épineuses.

Au reste, je n’entends rien à la manie qu’on a aujourd’hui de vouloir décrier les philosophes. Il me semble que les sottises et les inconséquences de Rousseau ne doivent point retomber sur les gens de lettres de France. Ceux que je connais sont les meilleurs sujets du roi, les plus pacifiques, les plus amis de l’ordre. En vérité, les reproches qu’on leur fait ressemblent à ceux que le loup faisait à l’agneau[3].

Que cette injustice passagère ne vous empêche pas d’aimer les lettres. Adieu, mon cher ami.

  1. D’Alembert.
  2. La Philosophie de l’Histoire, que Voltaire donnait sous le nom de l’abbé Bazin.
  3. La Fontaine, livre I, fable x.