Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5982

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 524-526).
5982. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, 9 avril.

Vous avez dû, mon cher et illustre maître, recevoir, il y a peu de jours, par frère Damilaville, un excellent manuscrit[1] pour justifier la Gazette littéraire des imputations ridicules des fanatiques. L’auteur, qui ne veut point être connu, vous prie de faire parvenir à l’imprimeur cette petite correction-ci, qu’il faudra mettre dans l’errata, si par hasard cet endroit était déjà imprimé. J’espère qu’on ne fera pas la même faute pour cet ouvrage qu’on a faite pour le mien, d’en envoyer deux ou trois exemplaires extravasés à Paris, avant que le tout soit arrivé : cette imprudence est cause que la canaille jansénienne et jésuitique a crié d’avance contre la Destruction, et que la publication en est suspendue par ordre du magistrat, quoique tous les gens sages qui l’ont lue trouvent l’ouvrage impartial, sage, et utile. Tout ce que j’appréhende, c’est que pendant tous ces délais on n’en fasse une édition furtive qui pourrait léser M. Cramer. Ce ne sera pas la faute de l’auteur, mais il faut espérer que ceci servira d’avis pour une autre fois. J’attends que cette affaire soit finie pour en entamer une autre ; mais il faudra désormais être plus précautionné contre l’inquisition. Je viens de recevoir de votre ancien disciple une lettre charmante. Il me mande[2] qu’il attend Helvétius, qui doit être arrivé actuellement. J’espère qu’il sera bien reçu, et que l’inf… aura encore ce petit désagrément. J’ai vu des additions au Dictionnaire philosophique qui m’ont fait beaucoup de plaisir. La dispute sur le chien de Tobie, barbet ou lévrier, m’a extrêmement diverti, sans parler du reste. On dit que les ministres de Neuchâtel ne veulent plus de Jean-Jacques, et que votre ancien disciple n’aura pas le crédit de l’y faire rester malgré cette canaille. Je me souviens qu’il y a quatre ans il fut obligé d’abandonner un pauvre diable[3] qui avait prêché contre les peines éternelles, et que le consistoire avait chassé. Le roi de Prusse écrivit à milord Maréchal : « Puisque ces b…-là veulent être damnés éternellement, dites-leur que je ne m’y oppose pas ; que le diable les emporte, et qu’il les garde ! » Au fond, le pauvre Jean-Jacques est fou. Il y a cinq ou six ans[4] qu’il mettait Genève à côté de Sparte, et aujourd’hui il en fait une caverne de voleurs. Il faudrait, pour toute réponse, faire imprimer l’éloge à côté de la satire, et y mettre pour épigraphe ce vers de je ne sais quelle comédie :


Vous mentez à présent, ou vous mentiez tantôt[5].

Adieu, mon illustre et respectable maître : on peut dire de ce monde, comme Petit-Jean dans les Plaideurs :


Que de fous ! je ne fus jamais à telle fête[6].

  1. Observations sur une dénonciation de la Gazette littéraire faite à monsieur l’archevêque de Paris, in-8o de 63 pages. L’auteur des Observations est l’abbé Morellet.
  2. La lettre du roi de Prusse à d’Alembert est du 24 mars 1765.
  3. Petit-Pierre : voyez tome XVIII, page 546.
  4. En 1754 ; dans la Dédicace de son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes.
  5. Destouches, le Glorieux, acte IV, scène i.
  6. C’est Léandre, et non Petit-Jean, qui dit ce vers dans les Plaideurs, acte II, scène xii.