Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5939

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 485-487).

5939. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 13 mars.

Mon héros, je fais donc parvenir, suivant vos ordres, à M. Janel, l’ouvrage de Belzébuth[1], que vous voulez avoir, en supposant, comme de raison, que vous vous entendez avec M. Janel, et qu’il vous donne la permission d’avoir des livres défendus. J’adresse le paquet, à double enveloppe, à M. Tabareau, à Lyon, afin que ce paquet ne porte pas sa condamnation sur le front avec le timbre d’une ville hérétique.

Je vous félicite d’aimer surtout les livres d’histoire. On m’en a promis un de Hollande[2] qui vous fera voir, si vous avez le temps de le lire, combien on s’est moqué de nous en nous donnant des Mille et une Nuits pour des événements véritables.

Je vais actuellement vous présenter avec humilité mon petit commentaire sur votre lettre du 3 de mars. Vous avez donc vu ma lettre[3] à monsieur l’évêque d’Orléans ? Vous y aurez vu que je me loue beancoup de M. l’abbé d’Étrée. Cet abbé d’Étrée vint prendre possession d’un prieuré que monsieur l’évêque d’Orléans lui a donné auprès de Ferney. Il se fit passer pour le petit-neveu du cardinal d’Estrées, et, en cette qualité, il reçut les hommages de la province. Il m’écrivit en homme qui attendait le chapeau, et m’ordonna de venir lui prêter foi et hommage pour un pré dépendant de son bénéfice.

C’est dommage que votre doyen l’abbé d’Olivet[4] ne se trouva pas là ; il m’aurait obtenu la protection de M. l’abbé d’Étrée, car il le connaît parfaitement. L’abbé d’Étrée lui a servi souvent à boire lorsqu’il était laquais chez M. de Maucroix. Cela forme des liaisons dont on se souvient toujours avec tendresse.

Cet abbé d’Étrée, après avoir quitté la livrée, se fit aide de camp dans les troupes de Fréron ; il composa l’Almanach des Théâtres ; ensuite il se mit à faire des Généalogies, et surtout il a fait la sienne.

J’eus le malheur de ne lui point faire de réponse, et même de me moquer un peu de lui. Il s’en alla chez M. de La Roche-Aymon à la campagne ; le procureur général a une terre tout auprès ; il ne manqua pas de dire au procureur général que j’étais l’auteur du Portatif. Je parai ce coup comme je le devais. Il est incontestable que le Portatif est de plusieurs mains, parmi lesquelles il y en a de respectables et de puissantes ; j’en ai la preuve assez démonstrative dans l’original de plusieurs articles écrits de la main de leurs auteurs.

Je vous remercie infiniment, mon héros, d’avoir bien voulu me défendre ; il est juste que vous protégiez les philosophes.

Je viens aux reproches que vous me faites de n’avoir pas parlé du débarquement des Anglais auprès de Saint-Malo, et de l’échec qu’ils y reçurent. Je vous supplie de considérer que l’Essai sur l’Histoire générale n’entre dans aucun détail de cette dernière guerre ; que l’objet est d’indiquer les causes des grands événements, sans aucune particularité ; que les conquêtes des Anglais ne contiennent pas quatre pages ; que je n’ai même dit qu’un mot de la prise de Belle-Isle, parce que ce n’est pas un objet de commerce, et que cette prise n’influait pas sur les grands intérêts de la France. Je n’ai fait voir les choses, dans ce dernier volume, qu’à vue d’oiseau. Je n’ai guère particularisé que la prise de Port-Mahon ; et, en vérité, je ne crois pas que ce soit à mon héros à m’en gronder.

Si j’avais détaillé un seul des derniers événements militaires, je n’aurais pas manqué assurément de dire comment les Anglais furent repoussés auprès de Saint-Malo, et je ne manquerai pas d’en parler dans la nouvelle édition qu’on va faire[5].

Vous avez bien raison de dire, monseigneur, que les Genevois ne sont guère sages ; mais c’est que le peuple commence à être le maître dans cette petite république. Loin d’être une aristocratie comme Venise, la Hollande, et Cerne, elle est devenue une démocratie qui tient actuellement de l’anarchie : et si les choses s’aigrissent, il faudra une seconde fois avoir recours à la médiation, et supplier le roi de daigner mettre la paix une seconde fois dans ce petit coin de terre dont il a déjà été le bienfaiteur.

Je finis par le tripot. J’avoue que je suis honteux, dans ma soixante-douzième année, de prendre encore quelque intérêt à ces misères ; mais si la raison que j’ai eu l’honneur de vous alléguer vous touche, je vous aurai beaucoup d’obligation de vouloir bien permettre que les meilleurs acteurs jouent mes faibles ouvrages.

Je vous demande mille pardons de vous importuner de cette bagatelle. Je peux vous assurer et vous jurer, par mon tendre et respectueux attachement pour vous, que M. d’Argental n’a eu aucune part à la justice que je vous ai demandée. Je sais, à n’en pouvoir douter, qu’il est au désespoir d’avoir perdu vos bonnes grâces. Il vous a obligation, il en est pénétré, et il ne se console point que son bienfaiteur le croie un ingrat.

Vous savez que le tripot est le règne de la tracasserie.

Quelque bonne âme n’aura pas manqué de l’accuser d’avoir fait une brigue en ma faveur. Je crois que j’ai encore la lettre de Grandval[6], par laquelle il me demandait les rôles que je lui ai donnés ; mais, encore une fois, je n’insiste sur rien ; je m’en remets à votre volonté et à votre bonté dans les petites choses comme dans les plus importantes.

Pardonnez à un vieux malade, presque aveugle, de s’être seulement souvenu qu’il y a un théâtre à Paris. Je ne dois plus songer qu’à mourir tout doucement dans ma retraite au milieu des neiges. C’est à la seule philosophie d’occuper mes derniers jours, et vos bontés seront ma consolation jusqu’au dernier moment de ma vie.

  1. Le Dictionnaire philosophique portatif.
  2. La Philosophie de l’Histoire'.
  3. Elle est perdue.
  4. D’Olivet était doyen d’âge de Richelieu ; mais Richelieu était son doyen à l’Académie française.
  5. Voltaire s’occupait alors d’une nouvelle édition de son Siècle de Louis XIV, qui parut en 1768, et forme quatre volumes, dans lesquels est compris le Précis du Siècle de Louis XV, où il est en effet question de l’échec des Anglais ; voyez tome XV, page 370.
  6. Voyez les lettres 5849 et 5927.