Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5892

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 445-446).

5892. — À M. L’ABBÉ DE SADE.
Au château de Ferney, 23 janvier.

Le second volume m’est arrivé, monsieur : je vous en remercie de tout mon cœur ; mais M. Fréron vous doit encore plus de remerciements que moi. Il doit être bien glorieux : vous l’avez cité[1], et c’est assurément la première fois de sa vie qu’on l’a cru sur sa parole. Mais, comme je suis plus instruit que lui de ce qui me regarde, je puis vous assurer que je n’ai pas seulement lu cet extrait de Pétrarque dont vous me parlez. Il faut que ce Fréron soit un bien bon chrétien, puisqu’il a tant de crédit en terre papale. Vous m’avez traité comme un excommunié. Si la seconde édition de l’Histoire générale était tombée entre vos mains, vous auriez vu mes remords et ma pénitence d’avoir pris la rime quartenaire[2] pour des vers blancs. Ces rimes de quatre en quatre n’avaient pas d’abord frappé mon oreille, qui n’est point accoutumée à cette espèce d’harmonie. Je prends d’ailleurs actuellement peu d’intérêt aux vers, soit anciens, soit modernes : je suis vieux, faible, malade.


Nunc itaque et versus ef cætera ludicra pono.

(Hor., lib. I, ep. i, v. 10.)

Je n’en dis pas de même de votre amitié et de l’envie de vous voir : ce sont deux choses pour lesquelles je me sens toute la vivacité de la jeunesse.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, du meilleur de mon cœur, et et sans cérémonie, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. En tête du second volume de ses Mémoires pour la vie de François Pétrarque est un préambule de vingt-quatre pages, intitulé Aux Littérateurs français, italiens etc. À la page v de ce préambule, l’abbé de Sade rappelle que Fréron, dans son Année littéraire (année 1764, tome V, page 65), assure que Voltaire est l’auteur de l’article inséré dans la Gazette littéraire (et qui est dans la présente édition, tome XXV, page 186). Il rapporte aussi les expressions de la note ajoutée par l’abbé Arnaud, et dont nous avons parlé page 259 ; et avoue qu’il serait, sur un tel témoignage, assez porté à croire que l’article est de Voltaire, s’il n’avait des raisons très-fortes de penser le contraire.
  2. Au lieu de ce qu’on lit aujourd’hui tome XII, page 59, il y avait encore dans l’édition de 1761-1763 de l’Essai sur l’Histoire générale : « Sa belle ode à la fontaine de Vaucluse, ode irrégulière à la vérité, et qu’il composa en vers blancs, sans se gêner par la rime, mais qu’on estime plus que ses vers rimés. »

    L’abbé de Sade citait ce passage dans ses Notes, pages 17-18, sans faire aucune critique.