Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5840

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 395-396).

5840. — À M.  DE CHABANON.
À Ferney, 9 décembre.

Si l’on était sûr, monsieur, d’avoir après sa mort des panégyristes[1] tels que vous, il y aurait bien du plaisir à mourir. Vous faites de toutes façons honneur aux beaux-arts. Je vois une belle âme dans tout ce que vous faites. Si tous les gens de lettres pensaient comme vous, leur état deviendrait le premier du royaume, et leurs persécuteurs seraient dans la fange. Continuez à rendre honorable un mérite personnel que l’insolence des pédants et la fureur des fanatiques voudront en vain avilir. Les grands artistes doivent être tous frères ; et si la famille de ces frères est unie, la famille des sots sera confondue. Nos pères, ignorants, légers, et barbares, ne connaissaient avant Lulli que les vingt-quatre violons du roi ; et avant Corneille, le cardinal de Richelieu avait à ses gages quatre poètes du Pont-Neuf[2], dignes de travailler sous ses ordres. Il n’y a que les cœurs sensibles et les esprits philosophes qui rendent justice aux vrais talents. Puisse cet esprit philosophique germer dans la nation ! Après l’éloge que vous avez fait de Rameau, je ferai toujours le vôtre ; vous m’inspirez un sentiment d’estime qui approche bien de l’amitié ; j’ose vous demander la vôtre : les sentiments que j’ai pour vous la méritent. Comptez que c’est du meilleur de mon cœur, et sans compliments, que j’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Chabanon venait de publier son Éloge de M. Rameau, 1764, in-8o.
  2. Rotrou, L’Estoile, Colletet, Boisrobert.