Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5824

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 379-380).

5824. — À M. DUPONT.
Ferney, 20 novembre.

Vous voilà, mon cher ami, du conseil de M. le duc de Wurtemberg : mais songez que vous êtes aussi à la tête du mien. Soyez arbitre entre lui et moi, entre la grandeur et l’amitié.

Il me semble que quelques publicistes allemands prétendent que toutes les terres dépendantes du comté de Montbéliard sont substituées à perpétuité par des pactes de famille. Si cela était, comme je le présume, ma famille risquerait beaucoup ; ma nièce surtout aurait à se plaindre, et il se trouverait que je l’aurais dépouillée de mon bien en voulant le lui assurer. Je sais que M. le duc de Wurtemberg s’oblige pour lui et pour ses hoirs ; mais ces hoirs pourront fort bien ne se point croire obligés. M. le prince Louis-Eugène de Wurtemberg[1], frère du duc régnant, semble même refuser de s’engager par une simple parole d’honnêteté et de générosité qu’on lui demandait : peut-être avec le temps pourrait-on obtenir de lui cette démarche, que l’âme noble d’un prince ne doit pas refuser. Mais enfin nous n’avons fait, jusqu’ici, auprès de lui, que de vains efforts.

Vous sentez bien, mon cher ami, que ce n’est pas mon intérêt qui me guide. Je tombe dans une décrépitude infirme, et le duc régnant me survivra sans doute ; mais Mme Denis peut lui survivre, et vous savez que j’étais près de passer un autre contrat avec lui, en faveur de mon autre nièce et de mes neveux. La difficulté qui se présente arrête la conclusion de cette affaire, et fait trembler pour les précédentes.

Vous êtes à portée de savoir si en effet le duc régnant a pu stipuler pour ses hoirs, si les domaines de Franche-Comté et d’Alsace répondent de la dette, et quelles mesures on pourrait prendre pour nous donner toutes les sûretés nécessaires. J’avoue que je n’avais jamais douté que M. le prince Louis, qui m’a honoré de ses bontés depuis son enfance, et qui est aujourd’hui mon voisin, pût faire la moindre difficulté d’acquitter un jour une dette si légitime, en cas qu’on eût le malheur de perdre son frère aîné. Je compte encore sur l’honneur qui dirige toutes ses actions, et qui ne lui permettra pas de faire une chose si contraire à l’élévation de son âme et à la noblesse de son rang ; mais enfin il vaut mieux dépendre de la sanction des lois que de la volonté des hommes.

Je m’en remets à vous, mon cher ami ; je vous prie de conduire ce pauvre aveugle, qui l’est surtout en affaires, et qui vous aime de tout son cœur. V.

N B. Je présume que les terres du duc de Wurtemberg qui sont en France sont régies selon les lois de la France ; et il me semble que nos lois ne permettent plus les substitutions perpétuelles, excepté sur les duchés-pairies ; mais j’ai cherché en vain ces règlements dans les conférences de Bornier. Il est rare de trouver dans les livres ce qu’on y cherche. Je vous supplie de conférer de tout cela avec M. de Bruge, qui doit être depuis longtemps au fait des affaires de la maison de Wurtemberg. V.

  1. Voyez la note, tome XXXVII, page 134.