Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5811

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 366-367).

5811. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 5 novembre.

Voici, mon cher ange, un autre procès[1] ; jugez-moi avec M. le duc de Praslin, et jugez le cardinal de Richelieu. Ce petit procès peut amuser, et faire diversion. Je crois que M. le maréchal de Richelieu et Mme la duchesse d’Aiguillon, tout opiniâtres qu’ils sont, m’accorderont liberté de conscience sur le Testament de leur grand-oncle ; et je me flatte que M. de Foncemagne, leur avocat, ne sera pas mécontent de la discrétion avec laquelle je plaide contre lui.

Dès que mes fluxions sur mes yeux me permettront d’entrevoir le jour, je reprendrai les roués en sous-œuvre ; et dès que vous m’aurez marqué quels rôles il faut donner à Mlles Doligny et Luzy, je leur enverrai les provisions de leurs charges.

Je vous supplie de remarquer que c’est une vérité certaine que le Portatif est de plusieurs mains ; et ce n’est pas un petit avantage pour l’affermissement du règne de la raison, que plusieurs personnes, parmi lesquelles il y a même des prêtres, aient contribué à cet ouvrage. Des conseillers de Genève en ont vu de leurs yeux des preuves démonstratives, et doivent même l’avoir mandé à M. Crommelin ; c’est une vérité dont personne ne doute ici. La sottise qu’on a faite à Genève[2] n’a été qu’un sacrifice au parti de Jean-Jacques, qui a toujours crié qu’il fallait brûler l’Évangile, puisqu’on avait brûlé Émile. Où serait donc le mal, où serait l’inconvenance, si M. le duc de Praslin, convaincu de la vérité que le Portatif est de plusieurs mains, disait dans l’occasion : « il est de plusieurs mains ? « En quoi cela pourrait-il le compromettre ? J’ai su que les Omer se trémoussaient beaucoup ; cette famille n’est pas philosophe. Le règne de la raison avance ; mais plus elle fait de progrès, plus le fanatisme s’arme contre elle. On ne laisse pas d’avoir quelque obligation à ceux qui combattent pour la bonne cause ; mais il ne faut pas qu’ils soient martyrs. Le fanatisme, qui a tant désolé le monde, ne peut être adouci que par la tolérance, et la tolérance ne peut être amenée que par l’indifférence. Voilà ce qui fait que les Anglais sont heureux, riches, et triomphants, depuis environ quatre-vingts ans. J’en souhaite autant aux Welches.

Mes yeux en compote m’obligent à remettre mon voyage de Wurtemberg et du Palatinat. Je crierai toujours sur le Portatif comme un aveugle qui a perdu son bâton, pour peu que maître Omer instrumente.

Respect et tendresse.

  1. Voltaire envoyait à d’Argental les Doutes nouveaux sur le testament attribué au cardinal de Richelieu ; voyez tome XXV, page 277.
  2. Le Dictionnaire philosophique avait été brûlé et proscrit à Genève.