Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5802

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 358-360).
5802. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
22 octobre.

Divin ange, laissons un moment les roués, et parlons des brûlés. Deux conseillers du conseil de Genève sont venus dîner aujourd’hui chez moi ; ils ont constaté que le Dictionnaire philosophique, qu’on m’impute, est de plusieurs mains ; ils ont reconnu l’écriture et la signature de l’auteur de l’article Messie, qui est, comme vous savez, un prêtre. Ils ont reconnu mot pour mot l’extrait de l’article Apocalypse, de M. Abauzit, Français réfugié depuis la révocation de l’édit de Nantes, et aussi plein d’esprit et de mérite que d’années. Ils certifient à tout le monde que l’ouvrage est de plusieurs mains. Ils sont d’avis seulement qu’il ne faut pas compromettre les auteurs d’une douzaine d’articles répandus dans cet ouvrage. Tout le monde sait que c’est un pauvre libraire de Lausanne, chargé d’une nombreuse famille et accablé de misère, à qui un homme de lettres de ce pays-là donna le recueil, il y a quelques années, par une compassion peut-être imprudente. En un mot, on est persuadé ici que je n’ai nulle part à cette édition.

Il serait donc bien triste qu’on m’accusât en France d’une chose dont on ne me soupçonne pas à Genève.

D’ailleurs, dès que j’ai vu que l’imprudence de quelques gens de lettres m’attribuait à Paris cet ouvrage, j’ai été le premier à le dénoncer dans une lettre ostensible[1] écrite à M. Marin, et envoyée tout ouverte dans une adresse à M. de Sartine.

J’ai écrit à monsieur le vice-chancelier[2] à M. de Saint-Florentin[3] ; en un mot, j’ai fait ce que j’ai pu pour prévenir les progrès de la calomnie auprès du roi. Je sais que le roi en avait parlé au président Hénault d’une manière un peu inquiétante.

Je suis pressé de faire un voyage dans le Wurtemberg et dans le Palalinat pour l’arrangement de mes affaires, ayant presque tout mon bien dans ce pays-là ; mais je ne veux point partir que je n’aie détruit auparavant une imposture qui peut me perdre.

Vous me direz peut-être que j’aurais dû m’adresser à M. de Montpéroux, qui est résident à Genève ; mais il est tombé en apoplexie, et il a même tellement perdu la mémoire qu’il oublie l’argent qu’on lui a prêté. Il s’enferme chez lui avec un vicaire de village qu’il a pris pour aumônier, lequel vicaire, par parenthèse, n’est pas l’ami des possesseurs de dîmes, et excite violemment les curés contre les seigneurs. Ce pauvre M. de Montpéroux a été piqué, je ne sais pas pourquoi, que les articles pour la Gazette littéraire n’aient pas passé par ses mains. C’est une étrange chose que cette petite jalousie ! mais que faire ? Il faut passer aux hommes leurs faiblesses. Nous nous flattons, Mme Denis et moi, que si M. de Montpéroux ni son vicaire turbulent n’empêcheront l’effet des bontés de M. le duc de Praslin pour Mme Denis contre le concile de Latran.

Le grand point est que le roi soit détrompé sur ce petit Dictionnaire, qu’il ne lira assurément pas. Des beaux esprits de Paris pourront dire : « C’est lui, messieurs ; voilà son style. Il a fait l’article Amour et Amitié il y a cinq ou six ans : donc il a fait Apocalypse et Messie. » Le roi est trop bon et trop équitable pour me condamner sur les discours de M. de Pompignan.

Croyez-vous qu’il soit nécessaire que j’écrive à M. le prince de Soubise pour détromper Sa Majesté ?

Le petit abbé d’Étrée[4], qui n’est pas assurément descendant de Gabrielle, emploie toutes les ressources de son métier de généalogiste pour prouver que le diable engendra Voltaire, et que Voltaire a engendré le Dictionnaire philosophique.

Vraiment, le marquis d’Argens est bien autrement engendré du diable ; il a traduit l’admirable Discours de l’empereur Julien contre les chrétiens[5], il l’a enrichi de remarques très-curieuses, et d’un discours préliminaire plus curieux encore. C’est un ouvrage diabolique : on est forcé de regarder Julien comme le premier des hommes de son temps. Il est bien triste qu’un apostat comme lui ait eu plus de vertu dans le cœur, et plus de justesse dans l’esprit, que tous les Pères de l’Église. Le marquis d’Argens s’est surpassé en commentant cet ouvrage.

À l’ombre de vos ailes.

  1. Elle manque.
  2. Id.
  3. Id.
  4. Voyez lettre 5798.
  5. Voyez tome XXV, page 178 ; et XXVIII, I.