Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5792

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 350-351).

5792. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 19 octobre.

Vous avez écrit, madame, une lettre charmante à Mme  Denis ; j’y ai vu la beauté de votre âme et la bienfaisance de votre caractère : tous les Corneille seront heureux. Il ne m’appartient pas de l’être à mon âge de soixante-onze ans, malingre et presque aveugle au pied des Alpes ; cependant je le serais, je conserverais encore ma gaieté, et je travaillerais avec l’ex-jésuite pour vous plaire, si je n’étais un peu assommé par la persécution. La clique Fréron, la clique Pompignan crie que je suis l’auteur de je ne sais quel Dictionnaire philosophique portatif, tout farci de citations des Pères de l’Église, et des rêveries des rabbins. On sait très-bien, dans le pays que j’habite, que c’est un recueil de plusieurs auteurs, rassemblés par un libraire ignorant qui a fait des fautes absurdes ; mais, à la cour, on n’est pas si bien informé. La calomnie y arrive en poste, et la vérité, qui ne marche qu’à pas comptés, a la réputation de n’y être pas trop bien reçue.

Cependant, comme M. d’Argental est à Fontainebleau, la vérité a là un bon appui. Je compte sur les bontés de M. le duc de Praslin. Pourquoi m’attribuer un livre que je renie ? un recueil de dix ou douze mains différentes ? Condamne-t-on les gens sans preuve, et sur des soupçons aussi mal fondés ? Le roi est juste ; il ne me jugera pas sans doute sur des présomptions si légères ; et puisqu’il fait élever une statue[1] à Crébillon, il ne me fera pas brûler au pied de la statue : car enfin ce Crébillon a fait cinq tragédies, et j’en ai fait environ trente, et sûrement je n’ai point fait le Portatif.

Il est si vrai que le livre est de plusieurs auteurs que j’ai en main l’original d’un des articles connus depuis quelques années.

On dit qu’un nommé l’abbé d’Étrée[2] autrefois associé avec Fréron, depuis généalogiste et faussaire, et qui a un petit prieuré dans mon voisinage, a donné le Portatif au procureur général, lequel instrumente. Je vous supplie, madame, de communiquer cette lettre à M. d’Argental, qui est à Fontainebleau.

Je n’ai pas un moment à moi ; mais tous les moments de ma vie vous sont consacrés, à tous deux, avec le plus tendre respect.

  1. C’était un mausolée qu’on lui faisait ériger dans l’église Saint-Gervais.
  2. Voyez tome XXVI, page 136.