Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5754

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 310-311).
5754. — À M. DE CHABANON[1].
Au château de Ferney, 2 septembre 1764.

Je vous dois, monsieur, de l’estime et de la reconnaissance, et je m’acquitte de ces deux tributs en vous remerciant avec autant de sensibilité que je vous lis avec plaisir[2]. Vous pensez en philosophe, et vous faites des vers en vrai poëte. Ce n’est pas la philosophie à qui on doit attribuer la décadence des beaux-arts. C’est du temps de Newton qu’ont fleuri les meilleurs poëtes anglais ; Corneille était contemporain de Descartes, et Molière était l’élève de Gassendi. Notre décadence vient peut-être de ce que les orateurs et les poètes du siècle de Louis XIV nous ont dit ce que nous ne savions pas, et qu’aujourd’hui les meilleurs écrivains ne pourraient dire que ce qu’on sait. Le dégoût est venu de l’abondance. Vous avez parfaitement saisi le mérite d’Homère ; mais vous sentez bien, monsieur, qu’on ne doit pas plus écrire aujourd’hui dans son goût qu’on ne doit combattre à la manière d’Achille et de Sarpédon. Racine était un homme adroit ; il louait beaucoup Euripide, l’imitait un peu (il en a pris tout au plus une douzaine de vers), et il le surpassait infiniment. C’est qu’il a su se plier au goût, au génie de la nation un peu ingrate pour laquelle il travaillait ; c’est la seule façon de réussir dans tous les arts. Je veux croire qu’Orphée était un grand musicien ; mais s’il revenait parmi nous pour faire un opéra, je lui conseillerais d’aller à l’école de Rameau.

Je sais bien qu’aujourd’hui les Welches n’ont que leur opéra-comique : mais je suis persuadé que des génies tels que vous peuvent leur ramener le siècle de Louis XIV : c’est à vous de rallumer le reste du feu sacré qui n’est pas encore tout à fait éteint. Je ne suis plus qu’un vieux soldat retiré dans sa chaumière. Je souhaite passionnément que vous combattiez contre le mauvais goût avec plus de succès que nous n’avons résisté à nos autres ennemis. C’est avec ces sentiments très-sincères que j’ai l’honneur d être, monsieur, votre, etc.[3]

  1. Michel-Paul-Gui de Chabanon, né à Saint-Domingue, en 1730, membre de l’Académie française en 1780 ; mort le 10 juillet 1792.
  2. Chabanon avait envoyé à Voltaire son opuscule : Sur le sort de la poésie dans ce siècle philosophe, avec une dissertation sur Homère considéré comme poète tragique, et une tragédie en un acte intitulée Priam au camp d’Achille ; 1764, in-8o.
  3. Un catalogue d’autographes signale à la date du 4 septembre 1764 une lettre du duc de Biron, maréchal de France, gouverneur du Languedoc, à Voltaire.

    Il lui mande qu’il a fait sergent le garde-française Desrivières, qu’il lui avait recommandé.