Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5752

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 309-310).

5752. — À M.  LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 31 auguste.

J’eus une belle alarme ces jours passés, monseigneur, pour votre commandant de Guienne. J’envoyai de mon lit, dont je ne sors guère, savoir des nouvelles de la brillante santé que Tronchin lui avait promise ; il venait de recevoir ses sacrements, et de faire son testament. La raison de cette opération soudaine, la voici :

Tronchin l’a condamné à ne manger que des légumes, des carottes, des fèves cuites à l’eau, « Monsieur, a dit M. le duc de Lorges, je ne peux digérer votre galimafrée ; elle me fait enfler le devant et le derrière. » On lui a appliqué les sangsues pour le derrière, et on lui a fait la ponction pour le devant : les vents ont redoublé de fureur, mais les sacrements ont un peu apaisé la tempête, et il est actuellement hors de danger. M. le duc de Randan son frère, et M. le duc de La Trimouille, sont arrivés avec vingt officiers : Mme  Denis veut absolument leur donner la comédie. Je vais recevoir mes sacrements aussi, pour avoir une raison valable de ne point faire le baladin à soixante-dix ans.

J’apprends dans ce moment la mort de M. d’Argenson, et j’en suis plus touché que de celle de l’empereur Ivan[1], parce qu’il était plus aimable. Il va se raccommoder avec Mme  de Pompadour, car ils ne pouvaient bien vivre ensemble que dans l’autre monde[2].

J’ai le ridicule de m’intéresser à l’élection d’un roi de Pologne ; mais je crains fort que l’aventure du prince Ivan, supposé qu’elle soit vraie, n’empêche M. Poniatowski, favori de l’impératrice, d’être élu roi comme il s’en flattait[3]. On prétend qu’il y aura un peu de trouble au fond du Nord, pendant que mon héros fait régner la paix et les plaisirs dans son beau duché d’Aquitaine. Continuez cette douce vie, et daignez vous ressouvenir avec bonté de votre vieux courtisan redevenu aveugle, qui vous présente son tendre et profond respect.

  1. Poignardé le 16 août.
  2. Voyez pourquoi, tome XVI, pages 95 et 96.
  3. Il fut élu ; voyez page 305.