Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5724

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 286-287).

5724. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
26 juillet.

Je commence, madame, par vous supplier de me mettre aux pieds de Mme  la maréchale de Luxembourg. Son protégé Jean-Jacques aura toujours des droits sur moi, puisqu’elle l’honore de ses bontés ; et j’aimerai toujours l’auteur du Vicaire savoyard, quoi qu’il ait fait, et quoi qu’il puisse faire. Il est vrai qu’il n’y a point en Savoie de pareils vicaires ; mais il faudrait qu’il y en eût dans toute l’Europe.

Il me semble, madame, qu’au milieu de toutes vos privations, vous pensez précisément comme Mme  de Maintenon lorsqu’à votre âge elle était reine de France : elle était dégoûtée de tout ; c’est qu’elle voyait les choses comme elles sont, et qu’elle n’avait plus d’illusions. Vous souvient-il d’une de ses lettres dans laquelle elle peint si bien l’ennui et l’insipidité des courtisans ?

Si vous jouissiez de vos deux yeux, je vous tiendrais bien plus heureuse que les reines, et surtout que leurs suivantes. Maîtresse de vous-même, de votre temps, de vos occupations, avec du goût, de l’imagination, de l’esprit, de la philosophie, et des amis, je ne vois pas quel sort pourrait être au-dessus du vôtre ; mais il faut deux yeux, ou du moins un, pour jouir de la vie.

Je sais ce qui en est avec mes fluxions horribles, qui me rendent quelquefois entièrement aveugle : je n’ai pas vos ressources ; vous êtes à la tête de la bonne compagnie, et je vis dans la retraite ; mais je l’ai toujours aimée, et la vie de Paris m’est insupportable.

Dieu soit béni de ce que M. le président Hénault aime le monde autant qu’il en est aimé, et qu’il vit dans une heureuse dissipation ! J’aimerais peut-être encore mieux qu’il se partageât uniquement entre vous et lui-même : il ne trouvera jamais de société plus charmante que ces deux-là.

On m’a dit aujourd’hui du mal de la santé de M. d’Argenson ; c’est le seul mal qu’on puisse dire de lui. Il ne se soucie guère que je m’intéresse à son bien-être, mais cela ne me fait rien, et je lui serai toujours très-attaché. Il n’y a plus de santé dans le monde : j’entends dire que mon frère d’Alembert, qui vous fait quelquefois sa cour, est assez mal. Celui-là est bien philosophe, et méprise souverainement les pauvres préjugés qui empoisonnent la vie. La plupart des hommes vivent comme des fous, et meurent comme des sots : cela fait pitié.

Ne lisez-vous pas quelquefois l’histoire ? Ne voyez-vous pas combien la nature humaine est avilie depuis les beaux temps des Romains ? N’êtes-vous pas effrayée de l’excès de la sottise de notre nation, et ne voyez-vous pas que c’est une race de singes, dans laquelle il y a eu quelques hommes ?

Adieu, madame ; je suis un peu malade, et je ne vois pas le monde en beau. Ayez soin de votre santé, supportez la vie, méprisez tout ce qui est méprisable ; fortifiez votre âme tant que vous pourrez, digérez, conversez, dormez.

J’oubliais de vous parler de Cornélie. C’était, à ce que dit l’histoire, une assez sotte petite femme qui ne se mêla jamais de rien. Corneille a très-bien fait de l’ennoblir ; mais je ne puis souffrir qu’elle traite César comme un marmouset.

Permettez-moi de croire que l’amour n’est pas la seule passion naturelle ; l’ambition et la vengeance sont également l’apanage de notre espèce, pour notre malheur. Je souscris d’ailleurs à toutes vos idées, excepté à ce que vous dites sur l’abbé Pellegrin et sa Pélopée[1]. Le grand défaut de notre théâtre, à mon gré, c’est qu’il n’est guère qu’un recueil de conversations en rimes.

Mille tendres respects.

  1. Pélopée est la meilleure des tragédies de Pellegrin, qui la mettait au-dessus des chefs-d’œuvre de Racine et de Corneille. Mme  du Deffant avait écrit à Voltaire le 18 juillet : « Vous êtes pour moi ce qu’était pour l’abbé Pellegrin sa Pélopée. — Voyez la note 1 de la page 280.