Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5700

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 262-264).

5700. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Ferney, 1er Juillet.

Je passe ma vie à me tromper, madame ; mais aussi il y a des moments où vous n’avez pas raison en tout. Vous me dites que je ne veux pas voir Mme de Jaucourt. Je serai assurément charmé si je peux l’attirer chez moi ; mais je suis à deux grandes lieues d’elle ; je ne sors point, et je ne peux sortir. Ma nièce est allée la voir, et Mme de Jaucourt ne lui a pas rendu sa visite. Tout cela s’arrangera comme on pourra, ainsi que toutes les bagatelles de ce monde.

Un autre reproche que vous me faites, c’est que je me suis vanté d’être votre confrère, et que je ne le suis pas tout à fait. Voici mon état :

J’ai des fluxions sur les yeux qui m’ont ôté l’usage de la vue des mois entiers ; elles se promènent quelquefois dans les oreilles, et alors je vois, mais je suis sourd ; elles tombent sur la gorge, et je deviens muet. Voilà un plaisant état pour courir après une jeune femme, à deux lieues de ma retraite. Les Parisiennes vont chez Esculape-Tronchin comme on va aux eaux de Forges ; mais l’air des Alpes fait plus de mal que Tronchin ne fait de bien. Il faut un corps d’Hercule pour vivre ici ; mais j’y suis libre, et j’ai trouvé que la liberté valait encore mieux que la santé. M’y voilà établi, je m’y suis fait une famille, je ne me transporterai point ; je mourrai, comme Abraham, dans le coin de terre que j’ai acheté, et ce sera ma seule ressemblance avec le père des croyants.

Vous avez vu, madame, par ma dernière lettre[1] que le caractère de Jean-Jacques est aussi inconséquent que ses ouvrages. J’espère que Mme la maréchale de Luxembourg me rendra la justice de croire que je ne hais point un homme qu’elle protège, et que je suis bien loin de persécuter un homme si à plaindre. Il n’a même été persécuté que pour des sentiments qui sont les miens, et je serais une âme bien noire et bien sotte de vouloir avilir une philosophie que j’aime, et de faire punir un homme accusé précisément des choses qu’on m’impute.

J’aime mieux vous parler de Corneille que de Rousseau ; j’avoue encore que j’aime mille fois mieux Racine. Faites-vous relire les pièces de ce dernier, si vous ne les savez pas par cœur, et vous verrez si, après avoir entendu dix vers, vous n’aurez pas une forte passion de continuer. Dites-moi si au contraire le dégoût ne vous saisit pas à tout moment quand on vous lit Corneille. Trouvez-vous chez lui des personnages qui soient dans la nature, excepté Rodrigue et Chimène, qui ne sont pas de lui ?

Cette Cornélie, tant vantée autrefois, n’est-elle pas, en cent endroits, une diseuse de galimatias, et une faiseuse de rodomontades ? Il y a des vers heureux dans Corneille, des vers pleins de force, tels que Rotrou en faisait avant lui, et même plus nerveux que ceux de Rotrou ; il y a du raisonner, mais en vérité il y a bien rarement de la pitié et de la terreur, qui sont l’âme de la vraie tragédie. Enfin quelle foule de mauvais vers, d’expressions ridicules et basses, de pensées alambiquées et retournées, comme vous dites, en trois ou quatre façons également mauvaises ! Corneille a des éclairs dans une nuit profonde ; et ces éclairs furent un beau jour pour une nation composée alors de petits-maîtres grossiers, et de pédants plus grossiers encore, qui voulaient sortir de la barbarie.

Je n’ai commencé ce fatras que pour marier Mlle Corneille : c’est peut-être la seule occasion où les préjugés aient été bons à quelque chose. Je ne me passionne point pour Racine. Que m’importe sa personne ? je n’ai vécu ni avec lui ni avec Corneille. Je ne vais point chercher de quelle mine sort un diamant que j’achète ; je regarde à son poids, à sa grosseur, à son brillant, à ses taches. Enfin je ne puis ni sentir qu’avec mon goût, ni juger qu’avec mon jugement.

Racine m’enchante, et Corneille m’ennuie. Je vous avouerai même que je n’ai jamais lu ni ne lirai jamais une douzaine de ses pièces, que, grâce au ciel, je n’ai point commentées. Ah ! madame, quand vous voudrez avoir du plaisir, faites-vous relire Racine par quelqu’un qui soit digne de le lire ; mais, pour le bien goûter, rappelez-vous vos belles années, car Montaigne a dit : « Crois-tu qu’un malade rechigné goûte beaucoup les chansons d’Anacréon et de Sapho[2] ? »

Je vous ai trop parlé de vers ; une autre fois je vous parlerai philosophie. Mille tendres respects.

  1. 5690.
  2. « Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillard avaricieux et rechigné ? » (Montaigne, livre II, chapitre xii.)