Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5676

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 242-243).

5676. — À M. FORMEY.
Aux Délices, 17 juin.

Il est vrai, monsieur, que nous ne sommes pas, vous et moi, de la première jeunesse. On dit dans le monde que la vie est courte, et qu’elle se passe en malheurs ou en niaiseries. J’ai pris ce dernier parti ; et il paraît que vous en faites autant : ce n’est pourtant pas une niaiserie que d’avoir de jolies filles qui jouent la comédie ; et je vous fais mon compliment de tout mon cœur sur les agréments que vous goûtez dans votre famille. Réjouissez-vous dans vos œuvres[1], car c’est là votre portion ; une de vos vocations, à ce que je vois, est de faire des journaux. Il y a longtemps que vous passez en revue les sottises des hommes, et quelquefois les miennes. Si vous y trouvez utile dulci[2], continuez.

C’est un Livonien très-aimable qui vous rendra ma réponse. Il m’a trouvé constant dans mes goûts ; j’habite depuis six ans les Délices sans m’en lasser ; il est vrai qu’on ne joue point la comédie dans le sacré territoire de Genève, et c’est ce qui fait que je ne dis plus :


Je ne décide point entre Genève et Rome.

(Henriade, ch. II, v. 5.)


Je décide pour Rome sans difficulté ; mais j’ai fait bâtir en France, à une lieue de Genève, un fort joli théâtre : envoyez-moi toutes vos filles, je leur donnerai des rôles.

Voulez-vous me faire un plaisir, quoique nous ne soyons pas de la même religion ? C’est de faire donner ce petit billet au libraire de Berlin[3] qui a imprimé Timée de Locres, et Ocellus Lucanus. Je me doute que ce sont des radoteurs, et c’est pour cela même que je les veux lire ; j’en ai lu tant d’autres !

Je suis affligé de la perte d’Algarotti[4] ; c’était le plus aimable infarinato d’Italie. Vous aurez le plaisir de le louer, en attendant celui de me juger. Je perds la vue comme Tirésie, sans avoir su, comme lui, les secrets du ciel : c’est ce qui fait que je ne mets pas ici de ma main la belle et solide formule de votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Ecclésiaste, iii, 22.
  2. Horace, de Arte poet., 344.
  3. Il s’appelait Bourdeaux ; le billet que lui adressait Voltaire est perdu.
  4. Mort le 3 mars 1764 ; voyez tome XXV, page 195.