Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5648

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 214-216).

5648. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 16 mai 1764.

Je suis ravie, monsieur, que l’honneur vous déplaise : il y a longtemps qu’il me choque ; il refroidit, il nuit à la familiarité, et ôte l’air de vérité. Je proposai, il y a quelque temps, à une personne de mes amis, de le bannir de notre correspondance ; elle me répondit : Faisons plus que François Ier, perdons jusqu’à l’honneur.

Vous avez bien mal lu ma dernière lettre, puisque vous avez compris que j’étais en liaison avec Mme de Pompadour. Je vous mandais que « j’avais été fort occupée de sa maladie et de sa mort, et que je m’y intéressais autant que tant d’autres à qui cela ne faisait rien ».

Jamais je ne l’avais vue ni rencontrée ; mais je lui avais cependant de l’obligation, et, par rapport à mes amis, j’appréhendais fort sa perte : il n’y a pas d’apparence, jusqu’à présent, qu’elle produise aucun changement dans leur situation[2]. Voilà M. d’Alby archevêque de Cambrai[3]. Voilà des dames qui suivent le roi à son premier voyage de Saint-Hubert, et ce sont MMes de Mirepoix, de Grammont et d’Ecquevilly[4]. Je me chargerais volontiers de vous mander ces sortes de nouvelles, si je croyais qu’elles vous fissent plaisir, et que vous n’eussiez pas de meilleures correspondances que moi.

Un autre article de ma lettre que vous avez encore mal entendu, c’est que je vous disais que le plus grand de tous les malheurs était d’être né. Je suis persuadée de cette vérité, et qu’elle n’est pas particulière à Judas, Job et moi ; mais à vous, mais à feu Mme de Pompadour, à tout ce qui a été, à tout ce qui est, et à tout ce qui sera. Vivre sans aimer la vie ne fait pas désirer sa fin, et même ne diminue guère la crainte de la perdre. Ceux de qui la vie est heureuse ont un point de vue bien triste : ils ont la certitude qu’elle finira. Tout cela sont des réflexions bien oiseuses, mais il est certain que si nous n’avions pas de plaisir il y a cent ans, nous n’avions ni peines ni chagrins ; et des vingt-quatre heures de la journée, celles où l’on dort me paraissent les plus heureuses. Vous ne savez point, et vous ne pouvez savoir par vous-même, quel est l’état de ceux qui pensent, qui réfléchissent, qui ont quelque activité, et qui sont en même temps sans talent, sans passion, sans occupation, sans dissipation ; qui ont eu des amis, qui les ont perdus sans pouvoir les remplacer ; joignez à cela de la délicatesse dans le goût, un peu de discernement, beaucoup d’amour pour la vérité ; crevez les yeux à ces gens-là, et placez-les au milieu de Paris, de Pékin, enfin où vous voudrez, et je vous soutiendrai qu’il serait heureux pour eux de n’être pas nés. L’exemple que vous me donnez de votre jeune homme est singulier ; mais tous les maux physiques, quelque grands qu’ils soient (excepté les douleurs), attristent et abattent moins l’âme que le chagrin que nous causent le commerce et la société des hommes. Votre jeune homme est avec vous, sans doute qu’il vous aime ; vous lui rendez des soins, vous lui marquez de l’intérêt, il n’est point abandonné à lui-même, je comprends qu’il peut être heureux. Je vous surprendrais si je vous avouais que de toutes mes peines mon aveuglement et ma vieillesse sont les moindres. Vous conclurez peut-être de là que je n’ai pas une bonne tête, mais ne me dites point que c’est ma faute, si vous ne voulez pas vous contredire vous-même. Vous m’avez écrit, dans une de vos dernières lettres, que nous n’étions pas plus maîtres de nos affections, de nos sentiments, de nos actions, de notre maintien, de notre marche, que de nos rêves. Vous avez bien raison, et rien n’est si vrai. Que conclure de tout cela ? Rien, et mille fois rien ; il faut finir sa carrière en végétant le plus qu’il est possible.

Une seule chose me ferait plaisir, c’est de vous lire. Si j’étais avec vous, j’aurais l’audace de vous faire quelques représentations sur quelques-unes de vos critiques sur Corneille. Je les trouve presque toutes fort judicieuses ; mais il y en a une dans les Horaces à laquelle je ne saurais souscrire ; mais vous vous moqueriez de moi si j’entreprenais une dissertation.

Ayez bien soin de votre santé ; vous adoucissez mes malheurs par l’assurance que vous me donnez de votre amitié et le plaisir que me font vos lettres.

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffant, etc., publiée par M. de Lescure, 1865.
  2. Elle veut dire dans celle du duc de Choiseul, qui, comme on le supposait, fut nommé ministre des affaires étrangères par l’influence de Mme de Pompadour.
  3. L’abbé de Choiseul, frère du duc de Choiseul, d’abord évêque d’Évreux, ensuite archevêque d’Alby.
  4. La marquise d’Ecquevilly, née Durfort.