Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5617

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 183-184).

5617. — À M. MARMONTEL.
Aux Délices, 12 avril.

On a fait bien de l’honneur, mon cher confrère, aux ouvrages de Simon Lefranc, en les faisant servir à envelopper du tabac. Je connais des citoyens de Montauban qui ont employé les vers et la prose de ce grand homme à un usage qui n’est pas celui du nez. Ce qu’il y a de bien bon, c’est que lorsque maître Simon nous fit l’honneur de demander une place à l’Académie, c’était dans le dessein d’y introduire après lui monsieur son frère Aaron. Tous deux prétendaient y faire une réforme, et s’ériger en dictateurs. Le ridicule nous a défaits de ces deux tyrans : Dieu veuille que nous n’en ayons pas d’autres ! Il me semble que les lettres sont peu protégées et peu honorées dans le moment présent ; et je suis le plus trompé du monde, si nous n’allons pas tomber sous le joug d’un pédantisme despotique. Nous sommes délivrés des jésuites, qui n’avaient plus de crédit, et dont on se moquait. Mais croyez-vous que nous aurons beaucoup à nous louer des jansénistes ? Je plains surtout les pauvres philosophes ; je les vois éparpillés, isolés, et tremblants. Il n’y aura bientôt plus de consolation dans la vie que de dire au coin du feu une partie de ce qu’on pense. Que nous sommes petits et misérables, en comparaison des Grecs, des Romains, et des Anglais !

Je ne sais nulle nouvelle de Pierre Corneille : les libraires de Genève se mêlent de tous les détails, et moi, je n’ai eu d’autre emploi que celui de dire mon avis sur quelques pièces étincelantes des beautés les plus sublimes, défigurées par des défauts pardonnables à un homme qui n’avait point de modèle. J’ai dit très-librement ce que je pensais, parce que je ne pouvais dire ce que je ne pensais pas.

Je vous ferai parvenir un exemplaire, dès qu’un petit ballot qui m’appartient sera arrivé à Paris. La nièce de Pierre va nous donner incessamment un ouvrage de sa façon ; c’est un petit enfant. Si c’est une fille, je doute fort qu’elle ressemble à Émilie et à Cornélie ; si c’est un garçon, je serai fort attrapé de le voir ressembler à Cinna : la mère n’a rien du tout des anciens Romains ; elle n’a jamais lu les pièces de son oncle ; mais on peut être aimable sans être une héroïne de tragédie.

Adieu, mon cher confrère ; le sort des lettres en France me fait pitié. Conservez-moi votre amitié, elle me console.