Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5589

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 156).

5589. — À M.  MOULTOU[1].
11 mars 1764, à Ferney.

Il est bien douteux[2], mon cher et aimable philosophe, qu’on propose le rappel des protestants en France, car assurément on ne les en a pas chassés. Au contraire, on les retient malgré eux, et on confisque leur bien quand ils viennent déjeuner à Genève ou à Lausanne. Ce qu’on devrait proposer, ce me semble, ce serait des conditions raisonnables moyennant lesquelles ils ne seraient plus tentés d’abandonner leur patrie. Mais on m’assure que, dans le livre de M. de La Morandière[3] on avance qu’il ne doit pas être permis à deux familles de s’assembler pour prier Dieu. C’est conseiller la persécution sous le nom de tolérance ; mais il se peut qu’on m’ait trompé, je n’ai point vu le livre. Ce que je sais, c’est que les parlements brûlent à présent tous les livres qui leur déplaisent.

On ne fera pas cet honneur à l’invective théâtrale de ce pauvre Jean-Jacques, car on ne la lira pas. J’ai peur que le bonhomme ne devienne entièrement fou. Les dévots diront que c’est une punition divine.

Dès que j’aurai quelque chose qui puisse amuser Mme  la duchesse d’Enville, je ne manquerai pas de vous le faire tenir.

Il n’y a que son extrême indulgence et la vôtre qui puissent me faire prendre cette hardiesse.

Vous savez que l’auteur de l’apologie de la Saint-Barthélémy[4] est à Rome en personne, tandis qu’à Paris il est au carcan en peinture.

Dieu le récompensera. Il sera peut-être cardinal.

Vraiment, vous seriez un homme charmant de venir égayer un pauvre malade. Mme  Denis a une passion violente pour vous.

Vous connaissez les sentiments inviolables que je vous ai voués.

  1. Éditeur, A. Coquerel.
  2. Il y a étrange dans Gaberel, Voltaire et les Genevois, 1856.
  3. Turmeau de La Morandière, Principes politiques sur le rappel des protestants de France, 1704. L’auteur veut, que le culte et le ministère des pasteurs soient interdits, mais que les protestants aient un état civil indépendant du clergé ; il ne doute pas que ce degré de tolérance ne soit pleinement suffisant pour faire rentrer en France tous les réfugiés.
  4. Il s’agit de Caveyrac.