Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5580

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 145-147).
5580. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 2 mars.

Je n’ai ni lu ni aperçu, mon cher et illustre maître, cet ouvrage ou rapsodie de Crevier dont vous me parlez[1] ; et j’en ignorerais l’existence, si vous ne preniez la peine de m’écrire de Genève qu’un cuistre dans son galetas barbouille du papier à Paris. Vous êtes bien bon de le croire digne de votre colère, et même de la mienne, qui ne vaut pas la vôtre. Que voulez-vous qu’on dise à un homme qui, parlant dans son Histoire romaine d’un cordonnier devenu consul, dit, à ce qu’on m’a assuré, que cet homme passa da tranchet aux faisceaux ? Il faut l’envoyer écrire chez son compère le savetier les sottises qu’il se chausse dans la tête ; voilà tout ce qu’on y peut faire. Sérieusement ce livre est si parfaitement ignoré que ce serait lui donner l’existence qu’il n’a pas que d’en faire mention ; et je vous dirai, comme le valet du Joueur :


Que feriez-vous, monsieur, du Laissez-le aller ;
Que feriez-vous, monsieur, du nez d’un marguillier[2] ?


Il est vrai que cette canaille janséniste, dont Crevier fait gloire d’être membre, devient un peu insolente depuis ses petits ou grands succès contre les jésuites ; mais ne craignez rien, cette canaille ne fera pas fortune ; le dogme qu’ils prêchent et la morale qu’ils enseignent sont trop absurdes pour étrenner. La doctrine des ci-devant jésuites était bien plus faite pour réussir ; et rien n’aurait pu les détruire s’ils n’avaient pas été persécuteurs et insolents. Les voilà qui font tous leurs paquets plutôt que de signer ; cela est attendrissant. Les jansénistes sont un peu déroutés de leur voir tant de conscience, dont ils ne les soupçonnaient pas. J’ai écrit en m’amusant quelques réflexions[3] fort simples sur l’embarras où les jésuites se trouvent entre leur souverain et leur général. Le but de ces réflexions est de prouver qu’ils font une grande sottise de se laisser chasser, et qu’ils peuvent en conscience (puisque conscience y a) signer le serment qu’on leur demande ; mais je suis si aise de les voir partir que je n’ai garde de les tirer par la manche pour les retenir ; et si je fais imprimer mes réflexions, ce sera quand je les saurai arrivés à bon port, pour me moquer d’eux : car vous savez qu’il n’y a de bon que de se moquer de tout. Une autre raison me fait désirer beaucoup de voir, comme on dit, leurs talons : c’est que le dernier jésuite qui sortira du royaume emmènera avec lui le dernier janséniste dans le panier du coche, et qu’on pourra dire le lendemain les ci-devant soi-disant jansénistes comme nosseigneurs du parlement disent aujourd’hui les ci-devant soi-disant jésuites. Le plus difficile sera fait quand la philosophie sera délivrée des grands grenadiers du fanatisme et de l’intolérance ; les autres ne sont que des cosaques et des pandours qui ne tiendront pas contre nos troupes réglées. En attendant, toutes les dévotes de la cour, que les jésuites absolvaient


… des petits péchés commis dans leur jeune âge[4],


crient beaucoup contre la persécution qu’on leur fait souffrir, et sur la précipitation avec laquelle on les expulse. Je leur ai répondu que le parlement ressemblait à ce capitaine suisse qui faisait enterrer sur le champ de bataille des blessés encore vivants, et qui, sur les représentations qu’on lui faisait, répondait que, si on voulait s’amuser à les écouter, il n’y en aurait pas un seul qui se crût mort, et que l’enterrement ne finirait pas.

À propos de Suisse, savez-vous que frère Berthier se retire dans votre voisinage ? les uns disent à Fribourg ; les autres, chez l’évêque de Bâle. Il prétend qu’il ne veut plus aller chez des rois, puisqu’on l’accuse de les vouloir assassiner ; mais l’évêque de Bâle est roi aussi dans son petit village, et, à sa place, je ne me croirais pas en sûreté. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que ce frère Berthier, si scrupuleux sur son vœu d’obéissance, ne l’est pas tant sur son vœu de pauvreté, s’il est vrai, comme on l’assure, qu’il s’en aille avec quatre mille livres de pension pour la bonne nourriture qu’il a administrée aux Enfants de France. Par ma foi, mon cher maître, si cet homme est si près de chez vous, vous devriez quelque jour le prier à dîner et m’avertir d’avance ; je m’y rendrais ; nous nous embrasserions ; nous conviendrions réciproquement, nous, que nous ne sommes pas chargés de foi ; lui, qu’il est ennuyeux ; et tout serait fini, et cela ressemblerait à l’âge d’or.

On dit que le Corneille arrive. J’ai bien peur qu’il n’excite de grandes clameurs de la part des fanatiques (car la littérature a aussi les siens), et que vous ne soyez réduit à dire, comme George Dandin : « J’enrage de bon cœur d’avoir tort lorsque j’ai raison[5]. » Après tout, l’essentiel est pourtant d’avoir raison ; cela est de précepte, et la politesse n’est que de conseil. L’éclaircissement, comme dit la comédie[6], nous éclaircira sur la sensation que produira cet ouvrage. En attendant, riez, ainsi que moi, de toutes les espèces de fanatiques, loyolistes, médardistes, homéristes, cornélistes, racinistes, etc. ; ayez soin de vos yeux et de votre santé ; aimez-moi comme je vous aime, et écrivez-moi quand vous n’aurez rien de mieux à faire ; mais surtout laissez ce Crevier en repos. Quand les généraux sont bien battus, comme Jean-George et Simon son frère, les goujats doivent obtenir l’amnistie. Adieu, mon cher maître ; il faut que je respecte bien peu votre temps pour vous étourdir de tant de balivernes.

  1. Page 132.
  2. Ces vers sont de Regnard ; mais ils se trouvent dans les Ménechmes, acte III, scène ii, et non dans le Joueur.
  3. Les Questions, qui furent imprimées à la suite de l’écrit intitulé Sur la destruction des jésuites en France, par un auteur désintéressé (d’Alembert, 1765. in-12.)
  4. Vers du Russe à Paris ; voyez tome X.
  5. Molière, George Dandin, acte I, scène vii.
  6. Dancourt, le Galant jardinier, scène ii.