Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5565
Il y a longtemps, monseigneur, que j’hésite à vous envoyer ce petit conte ; mais comme il m’a paru un des plus propres et des plus honnêtes, je passe enfin par-dessus tous mes scrupules ; vous verrez même, en le parcourant, que vous y étiez un peu intéressé, et vous sentirez combien je suis fâché de ne pouvoir vous nommer. Votre Éminence a beau dire que le sacré-collège n’est pas heureux en poëtes[1] j’ai dans mon portefeuille des choses qui feraient honneur à un consistoire composé de Tibulles ; mais les temps sont changés : ce qui était à la mode du temps des cardinaux Du Perron et de Richelieu ne l’est plus aujourd’hui ; cela est douloureux.
Je ne sais si Votre Éminence est au Plessis ou à Paris ; si elle est à la campagne, c’est un vrai séjour pour des contes ; si elle est à Paris, elle a autre chose à faire qu’à lire ces rapsodies. On m’a dit que vous pourriez bien être berger d’un grand troupeau[2] : si cela est, adieu les belles-lettres. Je ne combattrai pas l’idée de vous voir une houlette à la main ; au contraire, je féliciterai vos ouailles, et je suis bien sûr que vos pastorales seront d’un autre goût que celles du Puy-en-Velay ; mais j’avoue qu’au fond de mon cœur j’aimerais mieux vous voir la plume que la houlette à la main. J’ai dans la tête qu’il n’y a personne au monde plus fait par la nature, et plus destiné par la fortune, pour jouir d’une vie charmante et honorée, que vous l’êtes ; toutes les houlettes du monde n’y ajouteront rien, ce ne sera qu’un fardeau de plus ; mais faites comme il vous plaira, il faut que chacun suive sa vocation. Je n’en ai aucune pour jouer de la harpe[3] dont vous m’avez parlé ; cet instrument ne me va pas, j’en jouerais trop mal :
Tu nihil invita dices faciesve Minerva.
J’ai été enchanté que vous ayez retrouvé à Versailles votre ancienne amie[4] ; cela lui fait bien de l’honneur dans mon esprit. Je suppose que M. Duclos, notre secrétaire, est toujours très-attaché à Votre Éminence. Il a le petit livre de la Tolérance ; je vous demande en grâce de le lire et de le juger.
Je n’ai plus de place que pour mon profond respect et mon tendre attachement.