Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5552

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 117-119).

5552. — À M. DAMILAVILLE.
4 février.

Mon cher frère, je suis dans les limbes de toute façon, car mes yeux ne voient plus, et je ne sais rien de ce qui se passe. Mais je vois, à vue de pays, la paix renaître dans l’intérieur du royaume, l’argent circuler, l’Opéra-Comique triompher, Grandval revenir[1] grasseyer à l’hôtel des comédiens ordinaires du roi, et l’Opéra attirer la foule dans la belle salle du Louvre ; mais si j étais à Paris, j’aimerais bien mieux souper avec vous et avec Platon que de voir toutes ces belles choses.

Laissons toujours dormir la Tolérance. Le bon prêtre qui est l’auteur de cet ouvrage me mande qu’il serait au désespoir de scandaliser les faibles. Mais si vous pouviez en prendre pour vous une douzaine d’exemplaires, et les faire circuler, avec votre prudence ordinaire, entre des mains sûres et fidèles, vous rendriez par là un grand service aux honnêtes gens, sans alarmer la délicatesse de ceux qui craignent que cet ouvrage ne soit trop répandu.

De tous les contes j’ai choisi le plus court et le plus philosophique, pour l’envoyer à mon cher frère. Les dames n’y entendront rien, mais les philosophes devineront plus qu’on ne leur en dit.

Au reste, Thélème[2] ne doit trouver place que dans un petit recueil que les gens de bien feront un jour. L’ouvrage est trop petit et trop sage pour être imprimé séparément.

Je suppose à présent tout tranquille, ce qui est bien triste pour des Français. Il ne s’agit plus que des plaisirs qu’ils peuvent goûter à la Comédie-Italienne. Qu’est-ce que c’est que cet Idoménèe[3] ? L’a-t-on joué ? Cela vaut-il mieux que celui de Crébillon ?

Je n’entends point parler du terrible ouvrage du lourd Crevier contre Montesquieu[4], ni du livre intitulé Fonctions du Parlement[5]. Si frère Thieriot veut bien m’envoyer ces livres, il me fera plaisir.

Je prie mon frère de vouloir bien faire parvenir l’incluse à frère Dumolard[6], au Gros-Caillou. Frère Dumolard est un bon cacouac,


Et sait du grec, madame, autant qu’homme de France.

(Molière, Femmes savantes, acte, III, scène v.)

Le petit livret attribué à Saint-Évremont[7] fait-il un peu de fortune ? L’âge, la maladie, les fluxions sur les yeux, n’attiédissent point mon saint zèle.

Vivez heureux, et écr. l’inf…

  1. Grandval, retiré en 1762, était rentré en 1764.
  2. Thélème et Macare : voyez tome X.
  3. De Lemierre ; voyez page 108.
  4. Voyez page 106.
  5. Voyez page 411.
  6. Voyez tome V, page 167.
  7. L’Analyse de la religion chrétienne.