Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5524


5524. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 14 janvier 1764.

Oui, oui, monsieur, je vous respecterai comme roi ; il ne manquait plus, pour vous que ce genre de respect ; je suis fâchée qu’il vous en coûte tant pour l’acquérir.

Vous m’indiquez toutes les sortes de consolations propres à mon état et à mon âge : je conviens qu’il n’y en a point d’autres ; mais c’est pour la santé de l’âme ce que sont les infusions de tilleul, de camomille, de bouillon blanc, etc., etc., pour la santé du corps ; ce qu’est aussi l’eau bénite contre les tentations du diable. La vieillesse serait supportable si l’on avait à qui parler, mais il me semble que tous les hommes aujourd’hui sont des fous ou des bêtes. Je me dis souvent que c’est peut-être moi qui suis l’un et l’autre, que je suis comme ceux qui ont une jaunisse, qui leur fait voir tout jaune ; qu’il est impossible que je sois meilleur juge que tous ceux qui ont tant de célébrité : ainsi, après avoir été mécontente de tout le monde, je conclus, je finis par l’être encore plus de moi-même.

Vous voyez que je ne me peins pas avec des couleurs trop favorables, et que je vous donne de moi l’idée d’une vieille bien triste, bien atrabilaire et bien ennuyeuse. Rabattez-en, je vous prie, quelque chose, et croyez que si je passais quelques heures avec vous, j’aurais autant de gaieté que j’en avais dans ma jeunesse.

Je vois assez souvent d’Alembert ; je lui trouve, ainsi que vous, beaucoup d’esprit.

Le président se porte à merveille ; son goût pour le monde ne s’affaiblit point : il est toujours fort recherché, parce qu’il est toujours fort aimable, mais il devient bien sourd. Il rendrait la reine encore plus sourde que lui, s’il lui nommait la Pucelle ; mais ne croyez pas en être quitte pour une bonne plaisanterie.

Chargez-vous de mon amusement ; je ne peux plus rien lire de tout ce qu’on écrit. Ce n’est pas que je veuille faire la merveilleuse, ni le bel esprit ; mais c’est que l’ennui me surmonte. On me propose de relire les remontrances, les mandements, les instructions ; je réponds : Qu’est-ce que tout cela me fait ? J’ai cependant essayé d’en lire ; mais le peu de bons raisonnements, de vérité qu’on y trouve, sont noyés dans un fatras d’éloquence, de style académique, à qui je préfère celui de la Bibliothèque bleue.

Vous ne connaîtrez plus, monsieur, ce qui est aujourd’hui le bon goût, le bon ton, la bonne compagnie ; que faire à cela ? Prendre patience, et, comme vous le dites, mépriser les hommes et les tolérer. Il n’y a d’heureux que ceux qui naissent avec des talents ; ils n’ont pas besoin de ceux des autres ; ils portent partout leur bonheur, et peuvent se passer de tout.

Souvenez-vous, monsieur, et soyez-en bien persuadé, que votre souvenir, votre amitié, me sont absolument nécessaires.

  1. Correspondance complète, édition Lescure, 1865.