Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5490

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 56-57).

5490. — À M. DE LA HARPE.
22 décembre.

Après le plaisir, monsieur, que m’a fait votre tragédie[1], le plus grand que je puisse recevoir est la lettre dont vous m’honorez. Vous êtes dans les bons principes, et votre pièce justifie bien tout ce que vous dites dans votre lettre.

Racine, qui fut le premier qui eut du goût, comme Corneille fut le premier qui eut du génie ; l’admirable Racine, non assez admiré, pensait comme vous. La pompe du spectacle n’est une beauté que quand elle fait une partie nécessaire du sujet ; autrement ce n’est qu’une décoration. Les incidents ne sont un mérite que quand ils sont naturels, et les déclamations sont toujours puériles, surtout quand elles sont remplies d’enflure. Vous vous applaudissez de n’avoir pas fait des vers à retenir ; et moi, monsieur, je trouve que vous en avez fait beaucoup de ce genre. Les vers que je retiens le plus aisément sont ceux où la maxime est tournée en sentiment, où le poète cherche moins à paraître qu’à faire paraître son personnage, où l’on ne cherche point à étonner, où la nature parle, où l’on dit ce que l’on doit dire : voilà les vers que j’aime ; jugez si je ne dois pas être très-content de votre ouvrage.

Vous me paraissez avoir beaucoup de mérite, attendu que vous avez beaucoup d’ennemis. Autrefois, dès qu’un homme avait fait un bon ouvrage, on allait dire au frère Vadeblé qu’il était janséniste ; le frère Vadeblé le disait au Père Le Tellier, qui le disait au roi. Aujourd’hui faites une bonne tragédie, et l’on dira que vous êtes athée. C’est un plaisir de voir les pouilles que l’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi, prodigue à l’auteur de Cinna. Il y a eu de tout temps des Frérons dans la littérature ; mais on dit qu’il faut qu’il y ait des chenilles, parce que les rossignols les mangent afin de mieux chanter.

J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Le comte de Warwick : voyez lettre 5462.