Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5482

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 48-50).

5482. — À M.  D’ALEMBERT.
13 décembre.

Mon très-aimable et très-grand philosophe, ne faites point de reproches à votre pauvre ami presque aveugle. Il n’a pas eu un moment à lui. Ce bon quaker[1] qui a voulu absolument écrire un mot d’amitié à Jean-George ; ce rêveur qui a envoyé une ambassade de César à la Chine[2], et qui a fait venir en France un bramine du pays des Gangarides ; cet autre fou qui trouve mauvais que les hommes se détestent, s’emprisonnent pour des paragraphes ; quelques autres insensés de cette espèce, ont pris tout mon temps.

Vous ne savez pas d’ailleurs combien il est difficile de faire parvenir de gros paquets par la poste. Trouvez-moi un contre-signeur qui puisse vous servir de couverture, et vous serez inondé de rogatons.

Je hasarde, par cet ordinaire, une Tolérance que j’envoie pour vous à M. Damilaville, qui a ses ports francs, mais dont on saisit quelquefois les paquets, quand ils sont d’une grosseur un peu suspecte. Les pauvres philosophes sont obligés de faire mille tours de passe-passe pour faire parvenir à leurs frères leurs épîtres canoniques.

Que ces petites épreuves, mon cher frère, ne nous découragent point ; n’en soyons que plus fermes dans la foi, et plus zélés pour la bonne cause. Dieu bénira tôt ou tard nos bonnes intentions ; mais vous serez très-coupable d’avoir enfoui votre talent, si vous ne faites pas à Jean-George une correction fraternelle à laquelle tous nos frères répandus dans différentes églises se sont attendus.

Les deux frères Simon Lefranc et Jean-George sont des victimes dévouées au ridicule, et c’est à vous de les immoler.

Je ne suis pas étonné qu’à votre retour de Berlin on vous ait fait tenir des discours dans lesquels vous vous moquez de Paris ; cela prouve que les frondeurs veulent s’appuyer de votre nom, et que les frondés le craignent. On ambitionne votre suffrage, et il me semble que vous jouez un assez beau rôle.

Vous êtes comme les anciens enchanteurs, qui faisaient la destinée des hommes avec des paroles. Je ne crois pas que Moustapha s’avise de faire rebâtir le temple des Juifs ; mais, quand vous voudrez, vous détruirez le temple de l’erreur à moins de frais. On m’a envoyé l’ouvrage de Dumarsais, attribué à Saint-Évremont ; c’est un excellent ouvrage, très-mal imprimé. Je vous exhorte, mon très-cher frère, à déterminer quelqu’un de vos amés et féaux à faire réimprimer ce petit livre, qui peut faire un bien infini. Nous touchons au temps où les hommes vont commencer à devenir raisonnables : quand je dis les hommes, je ne dis pas la populace, la grand’chambre, et l’assemblée du clergé ; je dis les hommes qui gouvernent ou qui sont nés pour le gouvernement, je dis les gens de lettres dignes de ce nom. Despréaux, Racine, et La Fontaine, étaient de grands hommes dans leur genre ; mais en fait de raison, ils étaient au-dessous de Mme  Dacier.

Je suis enchanté que M. Marmontel soit notre confrère, c’est une bien bonne recrue ; j’espère qu’il fera du bien à la bonne cause. Dieu bénisse M. le prince Louis de Rohan ! J’envoie une Tolérance à M. le prince de Soubise, le ministre d’État, qui la communiquera à monsieur le coadjuteur. J’en ai très-peu d’exemplaires ; l’éditeur a pris, pour envoyer à Paris ses ballots, une route si détournée et si longue qu’ils n’arriveront pas à Paris cette année : c’est un contre-temps dont Dieu nous afflige ; résignons-nous. Conservez-moi votre amitié ; défendez la bonne cause pugnis, unguibus et rostro ; animez les frères, continuez à larder de bons mots les sots et les fripons. Écr. l’inf…

P. S. Vous remarquerez que, si vous n’avez pas de Tolérance, c’est la faute de votre ami Bourgelat, qui, dans son hippomanie[3], a rué contre les Cramer. Ces Cramer, éditeurs de l’ouvrage du saint prêtre auteur de la Tolérance, n’ont pu obtenir de lui qu’il laissât passer les ballots par Lyon. Vous pensez bien que dans ces ballots il y a des exemplaires pour vous. Les pauvres Cramer ont été obligés de faire faire à leurs paquets le tour de l’Europe pour arriver à Paris. Le grand-écuyer Bourgelat s’est en cela conduit comme un fiacre. S’il est un de nos frères, vous devez lui laver la tête, et l’exhorter à résipiscence. Sur ce, je vous donne ma bénédiction, et vous demande la vôtre.

  1. Lettre d’un Quaker, tome. XXV, page 5.
  2. Voyez page 44.
  3. Voyez la note, tome XL, page 469.