Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5421

Correspondance de Voltaire/1763
Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 584-585).

5421. — À M. PICTET,
à pétersbourg.
Septembre.

Mon cher géant[1], vraiment votre lettre est d’un vrai philosophe : vous êtes un Anacharsis, et d’Alembert n’a pas voulu l’être. Je ne sais pourquoi le philosophe de Paris n’a pas osé aller chez la Minerve de Russie : il a craint peut-être le sort d’Ixion.

Pour votre Jean-Jacques, ci-devant citoyen de Genève, je crois que la tête lui a tourné quand il a prophétisé contre les établissements de Pierre le Grand[2]. J’ai peut-être mieux rencontré quand j’ai dit que si jamais l’empire des Turcs était détruit, ce serait par la Russie[3] ; et sans l’aventure du Pruth[4], je tiendrais ma prophétie plus sûre que toutes celles d’Isaïe.

Votre auguste Catherine seconde est assurément Catherine unique ; la première ne fut qu’heureuse. J’ai pris la liberté de lui envoyer quelques exemplaires du second tome de Pierre le Grand, par M. de Balk. Je me flatte qu’elle y trouvera des vérités. J’ai eu de très-bons mémoires ; je n’ai songé qu’au vrai : je sais heureusement combien elle l’aime.

Ce qu’elle a daigné dicter à son géant me paraît d’un esprit bien supérieur. Ô qu’elle a raison, quand elle fait sentir cette fastidieuse prolixité d’écrits pour et contre les jésuites, et quand elle parle de ces quatre-vingts pages d’extraits sur des choses qu’on doit dire en dix lignes ! que j’ai de vanité de penser comme elle ! Mais on ne doit jamais rendre public ce qu’on admire, à moins d’une permission expresse ; sans quoi il faudrait, je pense, imprimer toutes ses lettres.

Savez-vous bien que madame la princesse sa mère[5] m’honorait de beaucoup de bonté, et que je pleure sa perte ? Si je n’avais que soixante ans, je viendrais me consoler en contemplant sa divine fille.

Mon cher géant, mettez à ses pieds, je vous prie, ce petit papier pomponné[6]. Si vous êtes bigle, vous verrez que je deviens aveugle et sourd. Elle daigne donc protéger la petite-fille de Corneille ? Eh bien ! n’est-il pas vrai que toutes les grandes choses nous viennent du Nord ? Ai-je tort ?

Madame votre mère vous mandera les nouvelles de Genève. Pour moi, je suis si pénétré du billet que j’ai lu de votre auguste impératrice, que j’en oublie jusqu’à votre grande république. J’ai baisé ce billet : n’allez pas le lui dire au moins ; cela n’est pas respectueux.

  1. Voyez tome XL, page 539.
  2. Le texte de Rousseau est rapporté tome XX, page 218.
  3. Voyez tome XXIII, page 523.
  4. Voyez tome XVI, pages 517 et suiv.
  5. Voyez la note 4, tome XXXVII, page 4.
  6. Il est perdu.