Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5307

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 491-492).

5307. — À M. DE CIDEVILLE.
À Ferney, le 4 juin.

Mon cher et ancien camarade, toujours le même refrain, toujours les mêmes regrets de ce que Ferney n’est pas en Normandie, et Launay dans le pays de Gex.

Nous sommes quatre à présent à Ferney, et nous ne pouvons courir. Mme Denis est languissante ; je le suis plus qu’elle, et je deviens aveugle ; j’écris avec peine, je vois à peine mes caractères, et je les forme gros pour me soulager. Vous êtes seul, vous avez de la santé, vous pouvez aller. Vous devriez bien un jour entreprendre le voyage, car enfin il faut se voir avant de mourir. Il est clair que nous ne converserons pas ensemble quand nous serons cinis, fabula et manes.

J’aurais bien voulu vous envoyer Olympie, mais comment vous l’adresser ? Il n’y a plus moyen d’envoyer aucun imprimé par la poste. La Lettre de Jean-Jacques Rousseau à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, a mis l’alarme partout. On a ouvert et supprimé tous les paquets qui contenaient du moulé, de quelque nature qu’ils fussent ; ainsi on a coupé les vivres de l’âme.

Notre Corneille avance ; nous en sommes malheureusement à Bérénice. Vous savez qu’il ne sortit pas de ce combat à son avantage. Je fais imprimer la Bérénice de Racine avec des remarques qui m’ont paru nécessaires. J’en fais peu sur la pièce de Corneille, vous savez qu’elle n’en mérite pas ; mais il faut tout pardonner à l’auteur de Cinna.

Vous avez vu que j’étais dans le goût des remarques, par celles que j’ai faites sur Olympie ; elles sont un peu philosophiques. J’avais dès longtemps assez d’antipathie contre le rôle de Joad, dans Athalie. Je sais bien qu’en supposant qu’Athalie voulait tuer son petit-fils, le seul rejeton de sa famille, Joad avait raison ; mais comment imaginer qu’une vieille centenaire veuille égorger son petit-fils pour se venger de ce qu’on a tué tous ses frères et tous ses enfants ? cela est absurde :


Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.

(Hor., de Art. poét., v. 188.)
le public n’y fait pas réflexion, il ne sait pas sa sainte Écriture.

Racine l’a trompé avec art ; mais, au fond, il résulte que Joad est du plus mauvais exemple. Qui voudrait avoir un tel archevêque ? Il a peint un prêtre, et moi j’ai voulu peindre un bon prêtre ; je m’en rapporte à vous.

Adieu, mon cher ami ; nous vous aimerons tant que nous vivrons. V.