Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5281

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 468-470).

5281. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
8 mai.

Anges exterminateurs, celui qui vous appelait furie avait bien raison. Vous êtes mon berger, et vous écorchez votre vieux mouton. Voici les derniers bêlements de votre ouaille misérable.

1° Vous voulez qu’on imprime la médiocre Zulime au profit de Mlle Clairon : très-volontiers, pourvu qu’elle la fasse imprimer comme je l’ai faite. Je doute qu’elle trouve un libraire qui lui en donne cent écus ; mais je consens à tout, pourvu qu’on donne l’ouvrage tel que je l’ai envoyé en dernier lieu.

2° Voulez-vous supprimer l’édition de l’Olympie, ou en faire imprimer une autre, en adoucissant quelques passages sur ce détestable grand prêtre Joad, et le tout au profit de Mlle Clairon ? De tout mon cœur, avec plaisir assurément.

3° L’Histoire générale est peut-être un peu plus sérieuse. Le parlement sera irrité ; de quoi ? de ce que j’ai dit la vérité. Le gouvernement ne me pardonnera donc pas d’avoir dit que les Anglais ont pris le Canada[1], que j’avais, par parenthèse, offert, il y a quatre ans, de vendre aux Anglais : ce qui aurait tout fini, et ce que le frère de M. Pitt m’avait proposé. Mais laissons là le Canada, et parlons des iroquois qui me feraient brûler pour avoir laissé entrevoir un air d’ironie sur des choses très-ridicules.

Entre nous, y aurait-il rien de plus tyrannique et de plus absurde que d’oser condamner un homme pour avoir représenté le roi comme un père qui veut mettre la paix entre ses enfants[2] ? Voilà le précis de toute la conduite du roi. J’ai rendu gloire à la vérité, et cette vérité n’a point été souillée par la flatterie. La cour peut ne m’en pas savoir gré ; mais, de bonne foi, le parlement ferait-il une démarche honnête de rendre un arrêt contre un miroir qui le montre à la postérité ? miroir qu’il ne cassera pas, et qui est d’un assez bon métal. Ne saura-t-on pas que c’est la vérité qui l’a indisposé personnellement ? et quand il condamnera le livre en général, quel homme ignorera qu’il n’a vengé que ses prétendues injures particulières ? Je n’ai d’ailleurs rien à craindre du parlement de Paris, et j’ai beaucoup à m’en plaindre. Il ne peut rien ni sur mon bien ni sur ma personne. Ma réponse est toute prête, et la voici :

Il y avait un roi de la Chine qui dit un jour à l’historien de l’État : « Quoi ! vous voulez écrire mes fautes ? — Sire, répondit le griffonnier chinois, mon devoir m’oblige d’aller écrire tout à l’heure le reproche que vous venez de me faire. — Eh bien donc, dit l’empereur, allez, et je tâcherai de ne plus faire de fautes, etc., etc. »

Mais s’il est vrai que j’aie altéré des faits et des dates, j’ai beaucoup d’obligation à M. l’abbé de Chauvelin et à M. le président de Meinières. Ces dates et ces faits ont été pris dans tous les journaux du temps, et même dans la Gazette ecclésiastique[3], qui certainement n’a pas eu envie de déplaire au parlement. J’attends avec empressement l’effet des bontés de MM. de Meinières et de Chauvelin ; et je corrigerai les chapitres concernant les billets de confession et la cessation de la justice. J’avoue que j’aurai bien de la peine à louer ces deux choses ; elles me paraissent absurdes, comme à toute la terre. Je m’en rapporte à votre ami M. le duc de Praslin ; je m’en rapporte à vous, mes anges. Vous savez votre histoire de France ; il y a eu des temps plus funestes ; mais y en a-t-il eu de plus impertinents ? Je voudrais que vous fussiez aux Délices ; oui assurément, je le voudrais ; vous y verriez des Anglais, des Tudesques, des Polacres, des Russes ; vous verriez ce qu’on pense de notre pauvre nation ; vous verriez comme l’Europe la traite ; vous me trouveriez le plus circonspect de tous les hommes dans la manière dont j’ai parlé de vos belles querelles.

À l’égard du czar Pierre Ier, vous en usez avec moi précisément comme le docteur Tronchin avec Mme Denis : elle lui a demandé quatre pilules de moins, et il lui fait prendre quatre pilules de plus. Mais, mes divins anges, quand un livre est lâché dans l’Europe, il n’y a plus de remède. Je griffonne, Cramer imprime, bien ou mal, et il fait ses envois sans me consulter. Je n’ai assurément aucun intérêt à la chose, je n’en ai que la peine. Qu’on supprime ses livres à Paris, c’est son affaire. Pourquoi ne vous a-t-il pas fait présenter le premier exemplaire ?

Voilà M. de Thibouville qui m’envoie vraiment de beaux projets pour Olympie : c’est bien prendre son temps.

Ma conclusion est que je vous suis très-obligé de me procurer les remarques de MM. de Meinières et de Chauvelin. La vérité, que je préfère à tout, me les fera adopter sur-le-champ. Mais je vous jure que la crainte de tous les parlements du royaume ne me ferait pas altérer un fait vrai ; de même que les trois états du royaume assemblés ne m’empêcheraient pas de vous aimer.

Ne me faites pas peur des parlements, je vous en prie, car je ne tiens en nulle manière à mes terres au bout de la Bourgogne. Je vais vendre tout ce que j’ai en France dont je peux disposer ; j’enverrai ma nièce avec M. et Mme Dupuits à Paris : le parlement ne saisira pas ce que je lui aurai donné, et il m’en restera assez pour vivre et pour mourir libre, et même pour aller mourir dans un pays plus chaud que le mont Jura et les Alpes, dont la neige me rend aveugle six mois de l’année.

Mes anges, tout diables que vous êtes, je suis sous vos ailes à la vie et à la mort.

  1. Voyez tome, XV, page 369. C’était dans le chapitre lviii qu’en 1763 Voltaire parlait de la prise du Canada.
  2. Dans le tome VIII de l’édition de l’Histoire générale, 1761-1763 (chap. lix de la Suite, page 306) on lisait : « Dans ces troubles, Louis XV était comme un père occupé de séparer ses enfants qui se battent. » Le chapitre où cette phrase se trouvait est devenu le xxxvi du Précis du Siècle de Louis XV ; voyez tome XV, page 380.
  3. Le vrai titre est Nouvelles ecclésiastiques : voyez page 467.