Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5269

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 457-458).

5269. — DU CARDINAL DE BERNIS.
Au Plessis, le 24 avril.

Notre secrétaire m’a envoyé l’Héraclius de Calderon, mon cher confrère, et je viens de lire le Jules César de Shakespeare ; ces deux pièces m’ont fait grand plaisir, comme servant à l’histoire de l’esprit humain et du goût particulier des nations. Il faut pourtant convenir que ces tragédies, tout extravagantes ou grossières qu’elles sont, n’ennuient point ; et je vous dirai, à ma honte, que ces vieilles rapsodies, où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies de nos tragiques médiocres. Voyez les tableaux de Paul Véronèse, de Rubens, et de tant d’autres peintres flamands ou italiens ; ils pèchent souvent contre le costume, ils blessent les convenances et offensent le goût, mais la force de leur pinceau et la vérité de leur coloris font excuser ces défauts. Il en est à peu près de même des ouvrages dramatiques. Au reste, je ne suis point étonné que le peuple anglais, qui ressemble à certains égards au peuple romain, ou qui du moins est flatté de lui ressembler, soit enchanté d’entendre les grands personnages de Rome s’exprimer comme la bourgeoisie et quelquefois comme la populace de Londres. Vous paraissez étonné que la philosophie, éclairant l’esprit et rectifiant les idées, influe si peu sur le goût d’une nation. Vous avez bien raison ; mais cependant vous aurez observé que les mœurs ont encore plus d’empire sur le goût que les sciences : il me semble qu’en fait d’art et de littérature, les progrès du goût dépendent plus de l’esprit de société que de l’esprit philosophique. La nation anglaise est politique et marchande ; par là même elle est moins frivole, mais moins polie, que la nôtre. Les Anglais parlent de leurs affaires ; notre unique occupation, à nous, est de parler de nos amusements : il n’est donc pas singulier que nous soyons plus difficiles et plus délicats que les Anglais sur le choix de nos plaisirs, et sur les moyens de nous en procurer. Au reste, qu’étions-nous avant le siècle de Corneille ? Il nous sied bien, à tous égards, d’être modestes ; vous seul en France auriez la permission de ne pas l’être, si vous vouliez ; mais votre esprit est trop étendu pour ne pas apercevoir les bornes de l’esprit humain. Ainsi vous êtes indulgent, avec plus de droit que personne pour être sévère.

J’espère que la fonte des neiges vous rendra la vue, et que vous perdrez bientôt ce côté de ressemblance avec le bon Homère. Pour moi, qui n’ai pas l’honneur de ressembler aux grands hommes, je suis fort content de ma santé, de ma gaieté et de mon courage. Le château du Plessis, dont vous me demandez des nouvelles, appartient à un de mes parents qui me le prête six mois de l’année ; il est à dix lieues de Paris, dans une situation riante, à côté de la forêt d’Hallate, que votre Pierre le Grand de Russie appelait le jardin de la France. J’y vois mes véritables amis ; j’y ai des livres, et toutes sortes d’amusements champêtres ; en voilà assez pour une manière de sage qui rit sans éclat des folies du genre humain, qui est assez jeune pour voir encore bien des changements dans la lanterne magique de ce monde, et qui a pris la ferme résolution de vivre cent ans sans se mêler d’autre chose que de ses affaires.

Quand vous voudrez me renvoyer Olympie, au sortir de sa toilette, elle sera bien reçue. Je retourne dans quinze jours à Vic-sur-Aisne, pour y passer tout l’été ; ainsi adressez, à cette époque, vos lettres à Soissons. Adieu, mon cher confrère ; personne ne sent plus vivement que moi les charmes de votre amitié.