Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5264

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 451-453).

5264. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 9 avril.

Mes anges, déployez vos ailes et couvrez-moi. Les frères Cramer se sont avisés de mettre mon nom en gros caractères à la tête de cet Essai sur l’Histoire générale[1], où je peins le genre humain assez en laid pour le rendre ressemblant. Ils m’avaient toujours promis de supprimer mon nom. Messieurs[2] peuvent très-bien brûler mon livre comme un mandement d’évêque ; mais j’ai toujours dit aux Cramer que je voulais être brûlé anonyme. Ils me l’avaient promis. Ils me manquent de parole, et leur édition est déjà en chemin ; ils manquent à la foi des traités, et ils me doivent assez pour être fidèles. Je suis outré. J’ai recours à vous. Je ne veux point être brûlé en mon propre et privé nom. Vous avez un Cramer[3] à Paris, vous me direz qu’il n’est point libraire, qu’il est prince de Genève ; mais un prince doit avoir de la clémence. Le fait est que s’ils n’ôtent pas mon nom, et s’ils n’insèrent pas dans l’ouvrage les cartons nécessaires, je demanderai net la saisie des exemplaires fataux ou fatals[4].

Les dernières pièces du père Pierre, et les dernières sottises de ma chère nation, ne laissent pas de me gêner : car, en qualité de critique et d’historien, vous savez que la vérité est mon premier devoir ; et la dire sans déplaire aux gens de mauvaise humeur, c’est la pierre philosophale.

Ce qui m’est encore fort amer, c’est que lesdits Cramer ont recueilli tous les traits nouveaux que j’ai ajoutés à la nouvelle édition de l’Histoire générale ; et de tous ces petits morceaux ils ont fait un recueil[5] qui se trouve être la satire du genre humain. Ils prétendent donner ce recueil comme un supplément pour ceux qui ont la première édition. Qu’arrivera-t-il ? Les traits qui ne frappaient pas quand ils étaient épars dans huit volumes paraîtront un peu trop piquants quand ils seront rassemblés dans un seul tome ; ce sera là le corps du délit. J’ai souvent représenté que la chose était dangereuse ; mais ces messieurs, en pesant mon danger et leur intérêt, ont vu que leur intérêt avait beaucoup plus de poids. Ils ont dit que s’ils n’avaient pas fait ce recueil, d’autres l’auraient fait ; et leur maudit recueil est en chemin avec l’édition entière de l’Histoire. Voilà donc dangers sur dangers ; et s’ils mettent mon nom au petit recueil, et s’ils n’y mettent pas les cartons, je me tiens pour brûlé, et, Dieu merci, c’est la seule récompense de cinquante ans de travaux. Messieurs devraient cependant me ménager un peu : car, en vérité, pourront-ils empêcher que leur refus de rendre justice au peuple ne soit consigné dans toutes les gazettes ? Pourront-ils empêcher que ce refus ne soit aussi ridicule qu’injuste ? Plairont-ils beaucoup au gouvernement en proscrivant des ouvrages où la conduite du roi se trouve, par le seul exposé et sans aucune louange, le modèle de la modération et de la sagesse, ot où leurs irrégularités paraissent, sans aucun trait de satire, le comble de la mauvaise humeur, pour ne rien dire de plus ?

Le parlement est puissant, mais la vérité est plus forte que lui. Rien ne résiste à une histoire simple et vraie ; et ce qu’il a certainement de mieux à faire, c’est de ne rien dire. Vous sentez bien que je parle toujours au ministre d’un petit-fils de Louis XIV, à l’ami de MM. de Praslin et de Choiseul, et non pas au conseiller d’honneur.

Le but et le résumé de cette longue lettre est qu’il m’importe très-peu qu’Omer dénonce mon livre, mais je ne veux pas qu’il dénonce mon nom, et que je vous supplie, mes divins anges, d’engager le prince de Cramer à ordonner à quelqu’un des officiers de sa garde d’ôter ce nom, qui n’est pas en odeur de sainteté. Cette précaution et quelques cartons sont tout ce que je veux.

Si j’étais seulement commis de la chambre syndicale, j’arrêterais le débit d’Olympie jusqu’à ce qu’elle ait été tolérée ou sifflée au théâtre ; mais je ne suis pas fait pour avoir des dignités en France ; je ne veux qu’un titre, et le voici :

Je ne sais quel Anglais fit mettre sur son tombeau : ci-gît l’ami de philippe sidney ; je veux qu’on grave sur le mien : ci-gît l’ami de monsieur et de madame d’argental[6].

  1. Les Cramer refirent les titres ; l’exemplaire que je possède de l’édition de 1761-1763 ne porte pas le nom de Voltaire. (B.)
  2. Titre donné aux conseillers au parlement.
  3. Philibert Cramer, frère de Gabriel.
  4. Voyez le Mercure galant, comédie de Boursault, IV, vii.
  5. Ce recueil fut publié sous le titre d’Additions ; voyez l’Avertissement de Beuchot, tome XI, page xii.
  6. Cette idée se trouve déjà dans une lettre de Voltaire, de juin 1738, à Frédéric, alors prince royal ; voyez tome XXXIV, page 503.