Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5222


5222. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, près Genève, 7 mars 1763.

Madame, je suis bientôt près de quitter ce monde, dont vous faites l’ornement. Je ne m’intéresse guère à lui qu’en cas qu’il y ait encore quelques âmes comme la vôtre. Le roi de Prusse y joue un grand rôle, et je crois que Votre Altesse sérénissime n’a pas été fâchée qu’il ait résisté à la maison qui vous a fait perdre votre électorat[2]. Il a acquis une gloire immortelle. Je connais une nation qui ne pourra pas dire autant d’elle ; mais on dit que nous avons à Paris un Opéra-Comique qui est fort bon, et cela suffit. Si nous n’avons pas vaincu tous nos ennemis, nous avons du moins chassé les jésuites ; c’est un assez beau commencement de raison : nous finirons peut-être par nous en tenir à Jésus-Christ ; mais je serai mort avant que ce bienheureux jour arrive.

Les Calas, dont Votre Altesse sérénissime a vu les mémoires, obtiennent enfin justice ; et le conseil du roi ordonne qu’on revoie leur procès. C’est une chose très-rare en France que des particuliers puissent parvenir à faire casser l’arrêt d’un parlement, et il est presque incroyable qu’une famille de protestants, sans crédit, sans argent, dont le père a été roué à un bout du royaume, ait pu parvenir à obtenir justice. Nous sommes obligés de faire une collecte en faveur de ces infortunés : les frais de justice sont immenses. Si Votre Altesse sérénissime veut se mettre au rang des bienfaiteurs des Calas, elle sera au premier rang, et nous serons plus flattés du bienfait que de la somme, qui ne doit pas être considérable.

J’apprends que pendant que tout le monde est en paix, votre maison est en guerre pour la principauté de Meiningen ; je me flatte que votre guerre ne sera pas longue, et que vous la finirez comme le roi de Prusse, en jouissant de tous vos droits. J’ai eu l’honneur de voir autrefois feu M. le prince de Meiningen ; je vous assure que sa cour n’était pas si brillante que celle de Gotha.

Je ne sais point, madame, où demeure Mme la comtesse de Bassevitz, qui vous est si attachée ; il faut absolument que je lui écrive, et je ne sais comment faire sans avoir recours à Votre Altesse sérénissime. Je la supplie de permettre que je prenne la liberté de mettre la lettre dans ce paquet.

On nous a fait espérer, madame, que nous aurions après la paix messieurs les princes, vos enfants, dans notre voisinage ; j’aurai du moins la consolation de faire ma cour à la mère dans la personne de ses enfants.

Je me mets aux pieds de votre auguste famille, et je suis avec le plus profond respect, madame, etc.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. La Saxe.