Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5188

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 385-387).
5188. — À M. DAMILAVILLE.
13 février.

Mon cher frère, si vous n’avez pas des Éclaircissements historiques[1], en voici. Il est assez plaisant qu’on puisse imprimer la calomnie, et qu’on ne puisse pas imprimer la justification. Je joins à ces deux exemplaires la véritable feuille de l’Essai sur les Mœurs, de laquelle assurément messieurs doivent être contents, à moins qu’ils ne soient extrêmement difficiles. Comme il n’y a rien dans cette feuille qui ne se trouve dans le procès de Damiens, que le parlement lui-même a fait imprimer, je ne vois pas que messieurs aient le moindre prétexte de me traiter comme les jésuites : d’ailleurs j’aime la vérité, et je ne crains point messieurs ; je suis à l’abri de leur greffier. Au reste, il me semble qu’il y a, à la page 325, une chose bien flatteuse pour un de messieurs[2].

Quant à la roture de messieurs, il faudrait être aussi ignorant qu’un jeune conseiller au parlement pour ne pas savoir que jamais les simples conseillers ne furent nobles[3]. Voyez le chapitre de la noblesse, c’est bien pis ; les chanceliers n’étaient pas nobles par leur charge, ils avaient besoin de lettres d’anoblissement. Quand on écrit l’histoire, il faut dire la vérité, et ne point craindre ceux qui se croient intéressés à l’opprimer.

Le Traité sur l’Éducation[4] me paraît un très-bon ouvrage, et, pour tout dire, digne de l’honneur que frère Platon-Diderot lui a fait d’en être l’éditeur.

Si frère Thieriot ne sait pas l’air de Béchamel, je vais vous l’envoyer noté : car il faut avoir le plaisir de chanter :


Vive le roi et Simon Lefranc !


Avez-vous entendu parler de la pièce[5] dont M. Goldoni a régalé le Théàtre-Italien ? a-t-elle du succès ? joue-t-on encore le vieux Dupuis et M. Desronais ? J’avais prié mon cher frère de m’envoyer ce Dupuis ; j’attendais le Discours de mon confrère l’évêque de Montrouge[6], il m’avait écrit qu’il me l’envoyait, mais point de nouvelles : monsieur l’évêque est occupé auprès de quelques filles de l’Opéra-Comique. Mais c’est à frère Thieriot que j’en veux. Il est bien cruel qu’il n’ait pas encore cherché les Dialogues de Grégoire le Grand[7]. Je les avais autrefois ; c’est un livre admirable en son espèce ; la bêtise ne peut aller plus loin.

Je reçois Tout le monde a tort[8] ; ce Tout le monde a tort ne serait-il point de Mme Belot ? Il me paraît qu’une ironie de soixante pages, en faveur des jésuites, pourrait être dégoûtante. Je reçois aussi la belle et bonne lettre de mon frère, le tout enveloppé dans un papier destiné aux opérations du vingtième. Je suis toujours émerveillé que mon frère, enseveli dans ces occupations désagréables, ait du temps de reste pour les belles-lettres et pour la philosophie.

  1. Voyez tome XXIV, page 483.
  2. C’est la phrase concernant la messe fondée par l’abbé de Chauvelin, qu’on lit aujourd’hui tome XV, page 394.
  3. Voyez tome XII, page 76.
  4. De l’Education politique, 1763, in-12. Cet ouvrage a été attribué à Diderot, qui, dit Grimm, peut y avoir mis quelques phrases. Barbier croit que l’ouvrage est de Crevier.
  5. L’Amour palernel, comédie de Goldoni, fut joué le 5 février 1763.
  6. C’est ainsi que Voltaire appelait l’abbé de Voisenon, à qui il écrivit le 28 février (voyez lettre 5209).
  7. Paris, 1689, in-12. Le traducteur français est L. Bulteau.
  8. Tout le monde a tort, ou Jugement impartial d’une dame philosophe sur l’affaire des jésuites, 1762, in-12. Barbier dit que cet opuscule est du jésuite Abrassevin.