Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5162

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 358-359).

5162. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ferney, 20 janvier.

Mes divins anges, nous marions donc Mlle Corneille ! Il est très-juste de faire un petit présent au père et à la mère ; mais dès que ce père a un louis, il ne l’a plus ; il jette l’argent comme Pierre faisait des vers, très à la hâte. Vous protégez cette famille ; pourriez vous charger quelqu’un de vos gens de donner à Pierre le trotteur vingt-cinq louis à plusieurs fois, afin qu’il ne jetât pas tout en un jour ? Je vous demande bien pardon ; je sais à quel point j’abuse de votre bonté, mais on n’est pas ange pour rien.

Nota bene qu’on pourrait confier cet argent à la mère, qui le ferait durer.

Il y a plus. Vous sentez combien il doit être désagréable à un gentilhomme, à un officier, d’avoir un beau-père facteur de la petite poste dans les rues de Paris, Il serait convenable qu’il se retirât à Évreux avec sa femme, et qu’on lui donnât un entrepôt de tabac, ou quelque autre dignité semblable qui n’exigeât ni une belle écriture ni l’esprit de Cinna. Je vous soumets ma lettre[1] aux fermiers généraux : si vous la trouvez bien, je vous supplie de vouloir bien ordonner qu’elle soit envoyée. Peut-être même on trouverait quelque membre de la compagnie pour l’appuyer.

Cet emploi n’aurait lieu, si on voulait, que jusqu’à ce qu’on vît clair dans les souscriptions, et qu’on put assurer une subsistance honnête au père et à la mère. Je crois aussi qu’il est convenable que j’écrive à M. de La Tour-du-Pin, et que Marie écrive aussi un petit mot, quoiqu’elle dise à Mme Denis : « Maman, je n’ai pas de génie pour la composition. »

« Il est vrai que, pour la composition, ce n’est pas mon fort ; mais pour les sentiments du cœur, je le dispute aux héros de mon oncle : je conserverai toute ma vie la reconnaissance que je dois aux anges de M. de Voltaire, qui sont les miens. Je vous prie, monsieur et madame, d’agréer, avec votre bonté ordinaire, mon attachement inviolable, mon respect, et, si vous le permettez, la tendresse avec laquelle je serai toute ma vie votre très-humble et très-obéissante et très-obligée servante.


« Corneille. »

D’ordinaire, elle forme mieux ses caractères ; mais aujourd’hui la main lui tremble. Mes anges lui pardonneront sans doute.

J’ai cru aussi qu’il était bon qu’elle écrivît à M. le comte de La Tour-du-Pin, son parent. Il y a un petit mot pour son frère ; il ne le mérite guère, après la manière indigne dont il s’est conduit si chrétiennement[2] à l’aide de Fréron ; mais cet abbé avait mis deux lignes au bas d’une lettre du comte, à la mort de leur père ; ainsi on peut faire ici mention de lui, et cela est honnête.

P. S. On n’a eu la lettre, pour père et mère, qu’après avoir fermé le gros paquet. Mes anges auront donc toute l’endosse. Personne ne sait ici où demeure le cousin issu de germain des Horaces et de Cinna. Mes anges ont du crédit ; ils protègent Marie, et ils feront trouver père et mère ; ils remettront entre les mains de nos anges l’extrait baptistaire demandé, supposé qu’il y en ait un. S’il n’y en a point, nous nous en passerons très-bien. Le sacrement du baptême est peu de chose en comparaison de celui du mariage.

  1. Elle manque.
  2. Voyez la note tome XLI, page 47.