Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5072

Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 269-270).

5072. — DU CARDINAL DE BERNIS.
À Vic-sur-Aisne, le 17 octobre.

J’ai eu tort, mon cher confrère, de ne pas vous dire que le dernier mémoire des Calas m’a fait mal à force de me faire impression. Je vous loue beaucoup d’avoir tendu la main à une famille malheureuse. L’oppression de l’innocence est le plus grand des crimes ; il devrait donc être le plus rare. Je savais que vous aviez chez vous l’assemblée des pairs ; ce n’était pas pour juger les hospitalières, ou telle autre cause de cette importance, mais pour savoir si la famille de Darius ou d’Alexandre et leurs successeurs parlent et agissent comme ils doivent. Je vous avoue que j’aurais été fort aise d’assister à ce jugement, et d’applaudir de ma loge grillée à une tragédie pour laquelle je me sens des entrailles de nourrice. Vous faites bien de la corriger, et de vous corriger sans fin et sans cesse. La modestie est l’attribut distinctif des grands génies, comme la vanité est l’enseigne des petits esprits. Vous êtes le premier homme de l’Europe par les talents, et le seul aujourd’hui, parmi les Français, qui ayez la représentation d’un grand seigneur. Je loue fort cet emploi de votre temps et de votre argent. Je ne vous défends que cet excès de travail auquel j’ai vu que vous vous abandonniez autrefois. L’esprit est le même, mais le corps n’a plus les mêmes ressources, il ne manque à votre réputation que celle de la santé. Je veux absolument que vous viviez autant que Fontenelle, puisque vos ouvrages vivront plus longtemps que les siens. Pour moi, qui n’ai de droit à une longue vie que la couleur de mon chapeau, je vous promets que je n’oublierai rien pour devenir doyen du sacré-collége ; et si ma santé se dérangeait à un certain point, j’irais chercher chez vous le remède. Je doute que l’art de guérir soit aussi sûr que l’art de plaire. Adieu, mon cher confrère ; aimez-moi toujours un peu.

J’ai fait passer votre paquet à notre secrétaire perpétuel[1].

  1. Duclos.