Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5003

Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 206-208).

5003. — À M. HELVÉTIUS.
13 auguste.

J’ai lu deux fois votre lettre, mon cher philosophe, avec une extrême sensibilité ; c’est ma destinée de relire ce que vous écrivez. Mandez-moi, je vous prie, le nom du libraire qui a imprimé votre ouvrage en anglais, et comment il est intitulé : car le mot esprit, qui est équivoque chez nous, et qui peut signifier l’âme, l’entendement, n’a pas ce sens louche dans la langue anglaise. Wit signifie esprit dans le sens où nous disons avoir de l’esprit, et understanding signifie esprit dans le sens que vous l’entendez.

Certainement votre livre ne vous eût point attiré d’ennemis en Angleterre ; il n’y a ni fanatiques ni hypocrites dans ce pays-là ; les Anglais n’ont que des philosophes qui nous instruisent, et des marins qui nous donnent sur les oreilles. Si nous n’avons point de marins en France, nous commençons à avoir des philosophes ; leur nombre augmente par la persécution même. Ils n’ont qu’à être sages, et surtout être unis : comptez qu’ils triompheront ; les sots redouteront leur mépris, les gens d’esprit seront leurs disciples. La lumière se répandra en France comme en Angleterre, en Prusse, en Hollande, en Suisse, en Italie même ; oui, en Italie. Vous seriez édifié de la multitude des philosophes qui s’élèvent sourdement dans le pays de la superstition. Nous ne nous soucions pas que nos laboureurs et nos manœuvres soient éclairés, mais nous voulons que les gens du monde le soient, et ils le seront : c’est le plus grand bien que nous puissions faire à la société ; c’est le seul moyen d’adoucir les mœurs, que la superstition rend toujours atroces.

Je ne me console point que vous ayez donné votre livre sous votre nom ; mais il faut partir d’où l’on est.

Comptez que la grande dame[1] a lu les choses comme elles sont imprimées ; qu’elle n’a point lu le mot abominable, et qu’elle a lu le Repentir du grand Fénelon. Soyez sûr encore que ce mot a fait un très-bon effet ; soyez sûr que je suis très-instruit de ce qui se passe.

Je n’ai lu dans Palissot aucune critique des propositions dont vous me parlez : il faut que ces critiques malhonnêtes soient dans quelques feuilles ou suppléments de feuilles qui ne me sont pas encore parvenus.

Vous pouvez m’écrire, mon cher philosophe, très-hardiment. Le roi doit savoir que les philosophes aiment sa personne et sa couronne, qu’ils ne formeront jamais de cabale contre lui, que le petit-fils de Henri IV leur est cher, et que les Damiens n’ont jamais écouté des discours affreux dans nos antichambres. Nous donnerions tous la moitié de nos biens pour fournir au roi des flottes contre l’Angleterre ; je ne sais si ses tuteurs[2] en feraient autant. Pour moi, je défriche des terres abandonnées, je dessèche des marais, je bâtis une église, je soulage comme vous les pauvres, et je dis hardiment par la poste que le discours de maître Joly de Fleury[3] est un très-mauvais discours. Je prends tout le reste fort gaiement, et j’ai un peu les rieurs de mon côté.

J’ai trouvé de très-beaux vers dans le poëme[4] que vous m’avez envoyé ; je souhaite passionnément d’avoir tout l’ouvrage ; adressez-le à M. Le Normand, ou à quelque autre contre-signeur. Vivez, pensez, écrivez librement, parce que la liberté est un don de Dieu, et n’est point licence.

Il y a des choses que tout le monde sait, et qu’il ne faut jamais dire, à moins qu’on ne les dise en plaisantant. Il est permis à La Fontaine[5] de dire que cocuage n’est point un mal ; mais il n’est pas permis à un philosophe de démontrer qu’il est du droit naturel[6] de coucher avec la femme de son prochain. Il en est ainsi, ne vous déplaise, de quelques petites propositions de votre livre. L’auteur de la Fable des Abeilles[7] vous a induit dans le piège.

Au reste, il ne faut jamais rien donner sous son nom. Je n’ai pas même fait la Pucelle ; maître Joly de Fleury aura beau faire un réquisitoire, je lui dirai qu’il est un calomniateur, que c’est lui qui a fait la Pucelle, qu’il veut méchamment mettre sur mon compte.

Adieu, mon cher philosophe ; je vous salue en Platon, en Confucius, vous, madame votre femme, vos enfants : élevez-les dans la crainte de Dieu, dans l’amour du roi, et dans l’horreur des fanatiques, qui n’aiment ni Dieu, ni le roi, ni les philosophes.

  1. Mme de Pompadour.
  2. Les membres du parlement.
  3. Le réquisitoire contre Émile, du 9 juin 1762.
  4. Le Bonheur, poëme d’Helvétius, qui ne fut imprimé qu’en 1772. après la mort de l’auteur.
  5. Conte de la Coupe enchantée, vers 45.
  6. De l’Esprit, discours II, chapitre xiv. onzième alinéa.
  7. La Fable des Abeilles est de Mandevilie.