Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4980

Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 185-186).

4980. — À M. DAMILAVILLE.
26 juillet.

Je suis actuellement si occupé de l’affaire épouvantable des Calas que je suis bien loin de penser à Mathurin et à Colette[1] ; je m’intéresse plus à cette tragédie qu’à toutes les comédies du monde.

Les comédiens de Saint-Sulpice, et le chef de troupe[2] qui a défendu la pièce aux cordeliers, ont-ils prétendu envelopper le sieur Crébillon dans l’anathème ? En ce cas, voilà tous les auteurs dramatiques obligés en conscience de se déclarer contre leurs ennemis. Mais l’horreur de Toulouse m’occupe plus que l’impertinence sulpicienne. Je vous demande en grâce de faire imprimer les Pièces originales[3]. M. Diderot peut aisément engager quelque libraire à faire cette bonne œuvre. Il nous paraît que ces pièces nous ont déjà attiré quelques partisans. Que votre bon cœur, mon cher frère, rende ce service à la famille la plus infortunée ! Voilà la véritable philosophie, et non pas celle de Jean-Jacques. Ce pauvre chien de Diogène n’a pu trouver de loge dans le pays de Berne ; il s’est retiré dans celui de Neuchâtel : c’était bien la peine d’aboyer contre les philosophes et contre les spectacles.

Palissot m’a envoyé une étrange pièce[4], avec sa préface et ses notes plus étranges. Cette pièce est imprimée aussi mal qu’elle le mérite. J’espère que l’Éloge de Crèbillon le sera mieux[5].

J’ai reçu le troisième tome, que vous avez eu la bonté de m’envoyer, des Remarques du petit Racine sur le grand Racine, et je me suis aperçu que c’est un ouvrage différent de celui que j’ai. Je vois qu’il y a trois tomes de ce dernier ouvrage, et que le troisième est intitulé Traité de la Poésie dramatique ancienne et moderne. Il me manque les deux premiers. Voulez-vous avoir la bonté de me les faire tenir ? Ils pourront m’être utiles pour les Commentaires de Corneille.

Frère Thieriot vous embrasse. Je finis toutes mes lettres par dire : Écr. l’inf…, comme Caton disait toujours : Tel est mon avis, et qu’on ruine Carthage[6].

  1. Personnages du Droit du Seigneur ; voyez tome VI.
  2. L’archevêque Christophe de Beaumont. Il avait défendu aux cordeliers de faire pour Crébillon le service que l’Académie française faisait célébrer chez eux à la mort de chacun de ses membres. On en fit un à Saint-Jean-de-Latran ; voyez lettre 4969.
  3. Voyez tome XXIV, page 365.
  4. Voyez page 168.
  5. Voyez tome XXIV, page 345.
  6. Delenda Carthago était la phrase que répétait à tout propos Caton le Censeur.