Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4964

Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 167-168).

4964. — À M. D’ALEMBERT.
Aux Délices, 12 juillet.

Le nom de Zoïle me pique, mon cher philosophe : il est très-injuste. Je vais au delà des bornes quand je loue Corneille, et en deçà quand je le critique. Je crois d’ailleurs faire un ouvrage très-utile, et que la comparaison des pièces de Shakespeare et Calderon avec Corneille sur des sujets à peu près semblables est un grand éloge de Pierre, et un service à la littérature. Je ne me relâcherai en rien, parce que je suis sûr que j’ai raison : j’en suis sûr, parce que j’ai cinquante ans d’expérience, parce que je me connais au théâtre, parce que je consulte toujours des gens qui s’y connaissent, et qui sont entièrement de mon avis. Est-ce à vous à vouloir des ménagements, et à conseiller la faiblesse ? Que m’importe que le préjugé crie, quand j’ai pour moi la raison ? Je ne songe qu’au vrai et à l’utile. La Bérénice de Corneille est détestable ; je fais imprimer à côté celle de Racine avec des remarques[1].

Attila est au-dessous des pièces de Danchet. Je m’en tiens au holà de Boileau[2]. Je le loue de l’avoir dit, et je ne l’approuve pas de l’avoir imprimé, parce que cela n’en valait pas la peine. Mon cher philosophe, prenez le parti de la vérité, et point de faiblesse humaine.

Sans doute il faut se réjouir que Jean-Jacques ait osé dire ce que tous les honnêtes gens pensent, et ce qu’ils devraient dire tous les jours ; mais ce misérable n’en est que plus coupable d’avoir insulté ses amis, ses bienfaiteurs. Sa conduite fait honte à la philosophie. Ce petit monstre n’écrivit contre vous et contre les spectacles que pour plaire aux prédicants de Genève ; et voilà ces prédicants qui obtiennent qu’on brûle son livre[3], et qu’on décrète l’auteur de prise de corps. Vous m’avouerez que le magot s’est conduit comme un fou. Pour une trentaine de pages qui se trouvent dans un livre inlisible, qui sera oublié dans un mois, je ne vois pas qu’il nous ait fait grand bien. Il s’est borné à dire que les hommes ont pu nous tromper ; et les fripons répondent toujours que Dieu a parlé par la bouche de ces hommes ; et les sots croiront les fripons. Il paraît que le Testament de Jean Meslier[4] fait un plus grand effet : tous ceux qui le lisent demeurent convaincus ; cet homme discute et prouve. Il parle au moment de la mort, au moment où les menteurs disent vrai : voilà le plus fort de tous les arguments. Jean Meslier doit convertir la terre. Pourquoi son évangile est-il en si peu de mains ? Que vous êtes tièdes à Paris ! vous laissez la lumière sous le boisseau[5].

Je ne veux point croire que Palissot ait vingt mille livres de rente ; mais il en a certainement trop ; de pareils exemples découragent. Il ma envoyé sa comédie[6] ; elle est curieuse par la préface et par les notes.

Je suis actuellement occupé d’une tragédie plus importante, d’un pendu, d’un roué, d’une famille ruinée et dispersée, le tout pour la sainte religion. Vous êtes sans doute instruit de l’horrible aventure des Calas à Toulouse. Je vous conjure de crier et de faire crier. Voyez-vous Mme du Deffant et Mme de Luxembourg ? Pouvez-vous les animer ? Adieu, mon grand philosophe. Écrasez l’inf…

  1. La Bérénice de Racine est en effet au tome IX du Théâtre de P. Corneille avec des commentaires, 1764, douze volumes in-8o.
  2. Voyez dans les Œuvres de Boileau, son épigramme sur l’Agésilas et l’Attila.
  3. l’Émile.
  4. l’Extrait des sentiments de J. Meslier ; voyez tome XXIV, page 293.
  5. Matthieu, v, 15.
  6. Le Rival par ressemblance, comédie en cinq actes et en vers de Palissot, fut jouée le 7 juin 1762, reprise le 31 décembre 1785, sous le titre de Méprises par ressemblance, et imprimée dans les dernières éditions des Œuvres de l’auteur sous celui de Clerval et Cléon, ou les Nouveaux Ménechmes.