Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4931


4931. — À M. MAYANS Y SISCAR[1],
ancien bibliothécaire du roi d’espagne, à valence.
Aux Délices, 15 juin.

Monsieur, je ne vous écris point en chaldéen, parce que je ne le sais pas ; ni en latin, quoique je ne l’aie pas oublié ; ni en espagnol, quoique je l’aie appris pour vous plaire ; mais en français, que vous entendez très-bien, parce que je suis obligé de dicter ma lettre, étant très-malade.

J’ai renoncé à la cour comme vous ; ne m’appelez plus aulicus. Mais vous êtes trop generosus, de toutes les façons, puisque vous avez la générosité de me fournir les instructions que je vous ai demandées. Je ne savais pas que vos auteurs eussent jamais rien pris, même des Italiens ; je les croyais autochthones en fait de littérature ; mais je sais bien qu’ils n’ont jamais rien pris de nous, et que nous avons beaucoup pris d’eux.

Entre nous, je pense que Corneille a puisé tout le sujet d’Héraclius dans Calderon. Ce Calderon me paraît une tête si chaude (sauf respect), si extravagante, et quelquefois si sublime, qu’il est impossible que ce ne soit pas la nature pure. Corneille a mis dans les règles ce que l’autre avait inventé hors des règles. Le point important est de savoir en quelle année la Famosa Comedia fut jouée devant ambas Magestades ; c’est ce que je vous ai demandé, et je vois qu’il est impossible de le savoir.

Je ne sais pas pourquoi vous vous êtes donné la peine de transcrire les vers de Lope de Vega, que vous avez autrefois rapportés dans la Vie de Cervantes ; vous imaginez-vous donc que je ne vous aie pas lu ? Sachez, monsieur, que je vous ai lu avec grande attention, et que vous m’avez beaucoup éclairé. Non-seulement je savais ces vers, mais je les ai traduits en vers français, et je les fais imprimer au devant[2] de la Famosa Comedia, que j’ai traduite aussi.

Je crois qu’il suffit de mettre sous les yeux la Famosa Comedia, pour faire voir que Calderon ne l’a pas volée.

Vous me permettrez de faire usage du passage de maître Emmanuel de Guerra[3] ; je n’omettrai pas les Actes sacramentaux du pieux Calderon. Tout ce qui me fâche, c’est que ces Actes sacramentaux n’aient pas fait partie des pièces amoureuses et ordurières dont le bonhomme régalait son auditoire.

Votre lettre est aussi pleine de grâces que d’érudition. Si vous voulez faire passer quelque instruction de votre voisinage de l’Afrique à mon voisinage des Alpes, je vous aurai beaucoup d’obligation.

Soyez très persuadé qu’on ne trouve point de seigneur d’Oliva en Savoie.

  1. Grégoire Mayans y Siscar, savant espagnol, né en 1697, mort le 21 décembre 1781.
  2. Ce n’est pas au devant, mais à la suite de la Famosa Comedia que Voltaire fit imprimer ces vers ; voyez tome VII, page 537.
  3. Voyez tome VII, page 537.