Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4910

Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 119-121).

4910. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Délices, le 26 mai.

Je ne savais pas, monseigneur, qu’ayant perdu madame votre nièce, vous aviez été encore sur le point de perdre sa sœur. Il y a deux mois que je n’éprouve, que je n’entends, et que je ne vois que des choses tristes. Permettez-moi de compter vos douleurs parmi les miennes. Je vous avais marqué qu’un de mes chagrins était de ne pouvoir jouir de la consolation de m’entretenir avec Votre Éminence. Ce chagrin est d’autant plus fort que je n’ai aucune espérance de vous revoir ; il m’est impossible de me transplanter. Tout ce que me permet mon état de langueur est d’aller de Ferney aux Délices, et des Délices à Ferney, c’est-à-dire de faire deux lieues. Certainement vous ne viendrez pas à Genève ; aussi je n’ai que trop senti que je ne vous reverrais jamais. Je ne vous en serai pas moins tendrement attaché ; vos lettres charmantes, où se peint une très-belle âme, et une âme vraiment philosophe, m’ont sensiblement touché. Je prendrai l’intérêt le plus vif à tout ce qui vous regarde jusqu’au dernier moment de ma vie. Je vous exhorte toujours à joindre à votre philosophie l’amour des lettres. Vous me paraissez faire trop peu de cas du génie aimable avec lequel vous êtes né. N’ayez jamais cette ingratitude. Vous joignez à ce génie un goût fin et cultivé qui est presque aussi rare que le génie même ; c’est une grande ressource pour tous les temps de la vie ; et je sens que les lettres font la plus grande consolation de la vieillesse, après celle qu’on reçoit de l’amitié. Je vous avouerai qu’elles sont chez moi une passion. Vous allez vous moquer de moi ; mais je vous demande la permission de vous envoyer mon ouvrage de six jours, auquel vous m’aviez bien dit[1] qu’il fallait travailler six mois.

J’ai grande envie que cette pièce soit ce que j’ai fait de moins mal, et je ne vois d’autre façon d’en venir à bout que de vous consulter. Vous n’avez vu que les matériaux ; vous verrez l’édifice : ce sera pour vous un amusement, et pour moi une instruction. Ayez la bonté de me faire savoir s’il faudra que j’envoie le paquet à Soissons. Je sais bien que les paquets passent par Paris ; mais une tragédie n’effarouchera pas votre ami Janel. Auriez-vous lu une réponse d’un jésuite de Lyon ou de Toulouse à l’abbé Chauvelin, intitulée Acceptation du défi[2] ? Il y a de la déclamation de collège, mais elle ne manque pas de raisons très-fortes ; cette affaire est une des plus singulières de ce siècle singulier.

On n’est pas content de notre Dictionnaire ; on le trouve sec, décharné, incomplet, en comparaison de ceux de Madrid et de Florence. Oserai-je vous prier de me dire si vous approuvez cette expression : Donner de la croyance a quelque chose ? Le papier me manque pour vous dire à quel point j’aime et je respecte Votre Éminence.

Puis-je vous dire que le roi m’a conservé la charge de gentilhomme ordinaire, et m’a fait payer d’une pension ? Je ne me croyais pas si bien en cour.

  1. Bernis, dans sa lettre du 10 décembre 1761 (n° 4773), ne parle que de six jours pour soigner le style. (B.)
  2. Voyez la réplique de Voltaire, tome XXIV, page 341.