Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4890


4890. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, 4 mai.

Oui, mon cher et illustre maître, j’ai lu ou plutôt parcouru en bâillant l’impertinente diatribe de ce petit socinien honteux[1], qui mériterait bien d’être catholique, et qui m’a fait l’honneur de m’associer avec vous pour être l’objet de sa plate satire. Il me serait bien aisé de le couvrir de ridicules, mais c’est un honneur que je ne juge pas à propos de lui faire. Peut-être cependant trouverai-je occasion de lui donner quelque jour une légère marque de reconnaissance : ces variations plaisantes sur la révélation, dont il a d’abord fait valoir la nécessité, qu’il a bornée à de l’utilité dans une édition suivante, et qu’apparemment il assurera dans la troisième être une chose tout à fait commode, et, comme on dit, bien gracieuse ; ces sottises et d’autres donneraient beau jeu à la plaisanterie ; mais l’auteur et le sujet sont trop plats pour qu’on soit tenté d’en plaisanter.

Je pourrais bien en effet mériter un peu les reproches que vous me faites d’avoir fait trop d’honneur à vos prédicants, en les peignant comme des hommes raisonnables ; ce sera, si vous voulez, une fable morale que je voulais faire servir d’instruction à nos prêtres fanatiques ; mais si vos Genevois sont offensés du bien que j’ai dit d’eux, ils n’ont qu’à parler, et je les tiendrai pour aussi sots qu’ils veulent l’être. Nos jésuites de Paris se défendent à tort ou à droit d’être des assassins, des voleurs, des fourbes, des sodomites ; et encore cela en vaut-il la peine. Vos jésuites presbytériens se défendent de toutes leurs forces d’avoir le sens commun ; ils sont bien plus avancés que les nôtres.

Est-ce que les Genevois osent aller à vos comédies ? On m’avait pourtant assuré que la sérénissime ou obscurissime république avait rendu un décret portant que tout cordonnier, tailleur, barbier, gadouard, ou autre, qui serait atteint et convaincu d’avoir assisté à cette œuvre du démon ne pourrait jamais devenir magistrat. Vous n’avez que votre théâtre dans la tête, et vous ne vous souciez guère, à ce que je vois, que les États de ce monde soient bien gouvernés.

Quant à nous, malheureuse et drôle de nation, les Anglais nous font jouer la tragédie au dehors, et les jésuites, la comédie au dedans. L’évacuation du collège de Clermont[2] nous occupe beaucoup plus que celle de la Martinique. Par ma foi, ceci est très-sérieux, et les classes du parlement n’y vont pas de main morte. Ce sont des fanatiques qui en égorgent d’autres, mais il faut les laisser faire : tous ces imbéciles, qui croient servir la religion, servent la raison sans s’en douter : ce sont des exécuteurs de la haute-justice pour la philosophie, dont ils prennent les ordres sans le savoir ; et les jésuites pourraient dire à saint Ignace : « Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[3]. » Ce qui me paraît singulier, c’est que la destruction de ces fantômes, qu’on croyait si redoutables, se fasse avec aussi peu de bruit. La prise du château d’Arensberg n’a pas plus coûté aux Hanovriens que la prise des biens des jésuites à nosseigneurs du parlement. On se contente, à l’ordinaire, d’en plaisanter. On dit que Jésus-Christ est un pauvre capitaine réformé qui a perdu sa compagnie[4]. Il n’y a pas jusqu’aux sulpiciens qui ne s’avisent aussi d’être plaisants. Le curé de Saint-Sulpice, qui n’est pourtant pas un homme à bons mots, dit qu’il n’ose demander pour son petit séminaire la maison du noviciat des jésuites, parce qu’il a peur des revenants. Quant au Père de La Tour[5], il se croit pour le moins Caton et Socrate : « Il en arrivera, dit-il, tout ce qu’il plaira à Dieu ; je n’en serai pas moins l’être le plus vertueux qui existe. » Cela me fait souvenir de l’abbé de Dangeau, qui disait, dans le temps de nos malheurs à Hochstedt et à Ramillies : « Il en arrivera ce qu’il pourra ; j’ai là dedans, en montrant son bureau, trois mille verbes bien conjugués. »

Votre ; parlement de Toulouse, qui ne se presse pas de chasser les jésuites, comme il ne s’en pressa pas du temps de l’assassinat de Henri IV, et qui en attendant fait rouer des innocents, ressemble, s’il est permis de rire en matière si triste, à ce capitaine suisse qui faisait enterrer les blessés pour morts, et qui s’écriait sur leurs plaintes : « Bon ! bon ! si on voulait en croire tous ces gens-là, il n’y en aurait pas un de mort. »

Écrasez l’inf…, me répétez-vous sans cesse : eh ! mon Dieu ! laissez-la se précipiter elle-même ; elle y court plus vite que vous ne pensez. Savez-vous ce que dit Astruc ? « Ce ne sont point les jansénistes qui tuent les jésuites, c’est l’Encyclopédie, mordieu, c’est l’Encyclopédie. » Il pourrait bien en être quelque chose, et ce maroufle d’Astruc[6] est comme Pasquin, il parle quelquefois d’assez bon sens[7]. Pour moi, qui vois tout en ce moment couleur de rose, je vois d’ici les jansénistes mourant l’année prochaine de leur belle mort, après avoir fait périr cette année-ci les jésuites de mort violente, la tolérance s’établir, les protestants rappelés, les prêtres mariés, la confession abolie, et l’infâme écrasée sans qu’on s’en aperçoive.

À propos, vous ne me parlez plus de votre ancien disciple[8], qui doit offrir une si belle chandelle à Dieu, et dire un si beau De profundis pour la czarine. Que dites-vous de sa position actuelle ? je ne doute point qu’il n’ait déjà fait des vers pour le czar ; assurément la chose en vaut bien la peine. Quant à moi, le papier m’avertit de finir ma prose, en vous embrassant mille fois[9].

  1. Vernet, auteur des Lettres critiques d’un voyageur anglais.
  2. C’était le nom qu’on donnait au collège Louis-le-Grand.
  3. Saint Luc, xxiii, 34.
  4. Voyez une épigramme dans les Mémoires secrets de Bachaumont, à la date du 23 février 1763.
  5. Le Père de La Tour, jésuite, était général de la province de France.
  6. Jean Astruc, mort en 1765, n’est pas loué dans la Correspondance de Grimm, mai 1765. (B.)
  7. Piron a dit dans la Métromanie, acte II, scène viii ;

    Le bon sens du maraud quelquefois m’épouvante.

  8. Le roi de Prusse.
  9. Une lettre de La Chalotais (L.-René de Caradeuc de), procureur général au parlement de Bretagne, adressée à Voltaire le 4 mai 1762, est signalée dans un catalogue d’autographes avec cette mention : « Très-belle lettre d’envoi de son ouvrage contre les constitutions des jésuites et le fanatisme qu’elles renferment, et contre la barbarie de l’éducation française. »