Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4876


4876. — À M. LE CONSEILLER LE BAULT[1].
Au château de Ferney, 2 avril 1762.

Puisque vous avez la bonté, monsieur, d’abreuver notre troupe du Roman comique, je vous supplie de vouloir bien m’envoyer tout ce que pourra contenir la plus énorme charrette. Le vin d’ordinaire des vignes de Mme Le Bault sera pour les assistants, et le meilleur s’il vous plaît sera pour moi. Une petite futaille de ce meilleur, contenant environ deux cent quarante pintes, sera mon affaire.


Imbecilla volet tractari moUius ætas.


Je ne crois pas que le curé de Moëns tâte de votre bon vin. Ce n’est pas qu’il ne l’aime infiniment, mais il ne mérite que de l’eau du Styx. Et il devrait bien en aller boire avec votre fripon de curé, qui m’a vendu un tonneau de mauvais vinaigre.

L’affaire du roué de Toulouse devient très-problématique. On prétend que le fanatisme est du côté de huit juges qui étaient de la confrérie des pénitents blancs. Cinq conseillers qui n’étaient pas pénitents ont absous entièrement l’accusé ; les autres ont voulu sacrifier un hérétique. Voilà ce que l’on écrit. Il est après tout fort étrange qu’un père, accusé d’avoir pendu son propre fils, soit condamné sur des preuves si légères que de treize juges il y en ait cinq qui le déclarent innocent. Le testament de mort de l’accusé vaut encore pour le moins trois juges. Enfin cette affaire est épouvantable de part ou d’autre. Je souhaite que votre petite tracasserie avec le roi[2] finisse bientôt, et que vous réprimandiez au moins le curé de Moëns, car il n’y a pas moyen de le rouer.

Si Calas et les huit pénitents blancs avaient été philosophes, notre siècle ne serait pas déshonoré par ces horreurs.

Je ne crois pas que nos philosophes veuillent empêcher nos vignerons et nos laboureurs d’aller à la messe, mais je crois qu’ils voudraient empêcher les honnêtes gens d’être les victimes d’une superstition aussi absurde qu’abominable, qui ne sert qu’à enrichir des fripons oisifs et à pervertir des âmes faibles. Ceux qui veulent que leurs amis pensent comme Cicéron, Platon, Lucrèce, Marc Antonin, etc., n’ont pas tant de tort… Pour la canaille il n’y faut pas penser.

J’ai l’honneur d’être avec bien du respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire.

  1. Éditeur, de Mandat-Grancey. — En entier de la main de Voltaire.
  2. Le parlement de Dijon avait été attaqué dans ses prérogatives et sa réputation par des écrits du sieur Varennes, et n’avait pu obtenir satisfaction. Par suite il avait cessé d’expédier les affaires, ses magistrats ne se reconnaissant pas l’esprit assez libre pour rendre la justice aux sujets du roi.