Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4868


4868. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
À Ferney, le 25 mars.

Permettez, monseigneur, que ce vieux barbouilleur vous remercie bien sincèrement du plaisir qu’il a eu. Sans vos bontés, sans vos conseils, mon œuvre de six jours eût toujours été le chaos : permettez que je fasse lire à Votre Éminence la petite relation historique que j’envoie à M. le duc de Villars[1]. Quand elle l’aura lue, si tant est qu’elle daigne lire un tel chiffon, un peu de cire mis proprement sous le cachet par un de vos secrétaires rendra le paquet digne de la poste. Voilà de plaisantes négociations que je vous confie.

Je profite de tous vos conseils ; je me donne du bon temps, peut-être un peu trop, car il ne m’appartient pas de donner à souper à deux cents personnes. J’ai eu cette insolence. Nota bene que nous avions deux belles loges grillées. Nous avons combattu à Arques : où était le brave Crillon[2] ? pourquoi était-il à Montélimart ?

Voulez-vous, quand vous voudrez vous amuser, que je vous envoie le Droit du Seigneur ? Cela est gai et honnête ; on peut envoyer cette misère à un cardinal. Je ne dis pas à tous les cardinaux, Dieu m’en garde !


· · · · · Pauci, quos æquus amavit
Juppiter · · · · · · · · · ·

(VirgÆneid., lib. VI, v. 129.)

J’ai encore à vous dire que je suis très-soumis à la leçon que vous me donnez de ne point lire, ou de ne lire guère, tous ces livres où des marquis[3] et des bourgeois gouvernent l’État. Connaissez-vous, monseigneur, la comédie danoise du Potier d’étain[4] ? C’est un potier qui laisse sa roue pour faire tourner celle de la fortune, et pour régler l’Europe : on lui vole son argent, sa femme, sa fille, et il se remet à faire des pots.

Oserai-je, sans abandonner mes pots, supplier Votre Éminence de vouloir bien me dire ce que je dois penser de l’aventure affreuse de ce Calas, roué à Toulouse pour avoir pendu son fils ? C’est qu’on prétend ici qu’il est très-innocent, et qu’il en a pris Dieu à témoin en expirant. On prétend que trois juges ont protesté contre l’arrêt ; cette aventure me tient au cœur ; elle m’attriste dans mes plaisirs, elle les corrompt. Il faut regarder le parlement de Toulouse ou les protestants avec des yeux d’horreur. J’aime mieux pourtant rejouer Cassandre, et labourer mes champs. Ô le bon parti que j’ai pris !

Le rat retiré dans son fromage[5] de Gruyère souhaite à Votre très-aimable Éminence toutes les satisfactions de toutes les espèces qui lui plairont ; il est pénétré pour elle du plus tendre et du plus profond respect.

  1. C’est la lettre 4867.
  2. C’est le mot fameux de Henri IV.
  3. Le marquis de Mirabeau est auteur de l’Ami des hommes et de la Théorie de l’impôt.
  4. Par Holberg.
  5. La Fontaine, livre VII, fable iii.